L’impératrice lève le masque
qu’il ne pouvait lui refuser cette prière – fût-elle indirecte.
— Eh bien, qu’attendez-vous, comte ?
Au même instant, l’orchestre reprenait – Tron n’avait pas remarqué qu’il s’était arrêté au cours de leur tête-à-tête. Le premier morceau était justement la valse qu’ils avaient entendue à travers la porte fermée au début de l’entrevue. La musique n’était pas plus forte que lorsqu’il était entré dans la chapelle pour discuter avec la prétendue comtesse Hohenembs. Mais comme ils ne parlaient plus, il croyait distinguer chaque note de la partition.
Tron fit un pas vers la gauche et se tourna vers la droite pour faire face à l’impératrice. Puis il demanda en s’inclinant :
— Eh bien… M’accorderiez-vous cette danse, Altesse Sérénissime ?
Il se redressa et regarda Sissi, qui ne réagit pas. Elle laissa s’écouler quatre ou cinq secondes pendant lesquelles elle le dévisagea (du moins était-ce ce qu’il supposait puisqu’il ne voyait plus ses yeux dans la pénombre), et il se demanda s’il avait dit quelque chose de déplacé. Puis il comprit qu’elle avait juste pris le temps de jouir de cette question qu’on ne lui avait sans doute plus posée depuis longtemps.
— Donnez-moi le bras, comte.
Il tendit son bras et elle posa la main dans le creux de son coude.
48
Quand ils revinrent dans la salle, la fête battait son plein. Il était déjà presque minuit. Même ceux qui ne se seraient jamais abaissés à se présenter à un bal masqué avant onze heures devaient être arrivés. La pièce principale était bondée. Impossible d’atteindre le centre de la piste – il aurait mieux valu tenter de sauter sur un manège qui tourne à toute vitesse. De ce fait, l’impératrice et son cavalier attendirent sur le côté et observèrent les couples qui se cognaient et s’excusaient de leur maladresse en riant.
À la fin de la valse, les danseurs applaudirent avec enthousiasme. On pouvait entendre des bravos comme à un concert. Sur la piste, de petits groupes se formèrent. Beaucoup de convives avaient ôté leur masque pour aérer leur visage brûlant. De son bâton, un gros berger à la Watteau, toujours masqué, rassemblait les bouquets de violettes que les dames avaient laissé tomber en dansant. Il titubait, sans qu’on puisse dire si c’était à cause de la chaleur ou du champagne que les domestiques apportaient sans cesse sur des plateaux d’argent.
Soudain, la musique reprit avec – en guise d’ouverture – une lente succession de trois intervalles diatoniques, joués par les seuls violoncelles et la contrebasse. Les groupes qui discutaient sur la piste se séparèrent, les dames vêtues de robes de toutes les couleurs cherchèrent leurs cavaliers, et les hommes en queue-de-pie, leurs médailles et rubans fixés au revers, passèrent le bras à la taille de leurs partenaires en attendant les trois premières mesures à trois temps.
Tron et Sissi gagnèrent la piste en hâte et se glissèrent devant un couple de danseurs au visage rougi et baigné de sueur qui avaient déjà ôté leurs masques, lesquels pendaient sur leur poitrine comme des visières. Le commissaire reconnut Pietro Calògero, le directeur de la banque de Parme, et son épouse, une femme trapue au nez camus que la comtesse fréquentait dans quelque association caritative. Ils étaient vêtus de costumes du settecento flambant neufs, très travaillés, qui faisaient criants et bon marché bien qu’ils aient sans doute coûté une petite fortune.
Ils répondirent au signe de tête que leur adressa Tron par un sourire à la fois envieux et méprisant. Envieux à cause de l’éclat que possédait toujours le palais et de la prestigieuse liste d’invités. Méprisants parce qu’ils étaient bien entendu au courant de la situation financière de leurs hôtes. En se retournant, le commissaire vit le gros Calògero ouvrir la bouche pour dire quelque chose à sa femme avec une expression d’incrédulité.
Il ne put se demander plus longtemps si le directeur avait reconnu l’impératrice. La valse avait commencé. Il s’agissait maintenant de guider sans heurts la souveraine à travers les couples qui tournoyaient et surtout de ne pas marcher sur ses petits souliers en satin ornés de perles. À la plus grande surprise du comte, sa partenaire était une excellente danseuse. Il conduisait sa silhouette fine et svelte sans avoir à exercer la moindre pression sur sa taille.
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