L’impératrice lève le masque
neige sur son chemin et faisait tomber des toits des avalanches de poudreuse, nuages de minuscules cristaux qui piquaient la peau comme des étincelles glacées. Quand il levait la tête et qu’il essayait de regarder le ciel blanc, les bourrasques fouettaient ses yeux plissés.
« Non, se dit-il en retenant sa respiration car une tornade chargée de flocons lui giflait le visage, non, je ne vais bien sûr pas sonner chez Haslinger comme si nous avions rendez-vous pour le café. » Un homme qui a enlevé une femme et s’apprête à la tuer en toute sérénité ne se dérangerait pas pour un coup de sonnette. Rien que l’idée qu’il pût lui ouvrir était risible : l’assassin ferait le mort. D’un autre côté, continua de réfléchir Tron, il ne s’attendait pas à de la visite. Surtout la visite de quelqu’un qui ne prend pas la peine de sonner, mais débarque sans prévenir dans son salon, un revolver à la main.
La plupart des imposants palais qui bordaient le Canalazzo étaient bien protégés en façade. Mais côté rue, ils avaient souvent des fenêtres qui – même au rez-de-chaussée – ne fermaient que par de simples crochets ou bien des portes d’entrée qui n’étaient pas plus difficiles à ouvrir qu’une boîte de pralines. C’était illogique, mais cela tenait sans doute au fait que pour les Vénitiens, le danger était, pendant des siècles, venu de l’eau. Tron espérait que cet état de fait lui faciliterait la tâche.
À cause de la tempête et de l’obscurité, il faillit se perdre dans le labyrinthe de ruelles qui s’imbriquaient les unes dans les autres entre le rio San Lio et le rio Santi Apostoli. Par deux fois il dut rebrousser chemin parce qu’il était dans un cul-de-sac, et il lui fallut une éternité pour trouver le campiello 1 del Lion Bianco sur lequel se trouvait, à l’ouest, le palais Da Mosto.
Il pencha la tête en arrière pour voir s’il apercevait de la lumière aux étages supérieurs. Mais la façade était plongée dans l’obscurité, comme une forteresse silencieuse et imprenable. Même l’épaisse porte en chêne paraissait d’une inhabituelle solidité, on aurait dit que seule une troupe de Vandales ou de Goths aurait pu la défoncer. Au rez-de-chaussée, il découvrit cependant, comme on pouvait s’y attendre, une fenêtre au volet entrebâillé. Cela lui rappela la lucarne de sa cellule et lui inspira confiance.
Trois minutes plus tard, il était entré et tendait l’oreille dans l’obscurité, en retenant son souffle, pour écouter si quelque chose bougeait à l’intérieur. Personne. Les seuls bruits qu’il percevait étaient le battement étouffé de son cœur et – juste à ses pieds – un trottinement rapide, comme si des rats (mais des rats assez grands) couraient se mettre à l’abri. Il fit dix pas à tâtons, puis se retrouva soudain dans un couloir faiblement éclairé par une lampe à huile fixée sur le mur du fond. Comme prévu, la porte à côté de celle-ci menait à une cour intérieure, un carré couvert de neige qu’il dut traverser pour arriver au palais à proprement parler – c’est-à-dire le bâtiment qui donnait sur le canal.
À nouveau, Tron pencha la tête en arrière, mais là encore, pas une lumière ne brillait sur les quatre parois qui entouraient la cour. Le ciel formait un quadrilatère gris foncé sans étoiles qui se distinguait à peine des parements noirs.
La seule clarté provenait de deux torches placées dans une petite arcade qui servait d’entrée. Un courant d’air faisait gonfler, puis à nouveau diminuer les flammes qui diffusaient leurs rayons par à-coups, comme un cœur qui bat. Pendant un moment, Tron eu l’idée absurde que le palais Da Mosto, dont les murs avaient pendant des siècles absorbé comme une éponge les sentiments de ses habitants, était devenu un être vivant, indépendant et peut-être même sensible.
Le commissaire traversa la cour et nota que ses pieds ne produisaient qu’un crissement à peine audible sur la neige – un bruit qui, pour des raisons qu’il n’aurait su dire, exerçait sur lui un effet apaisant. Puis il passa à côté des flambeaux et pénétra dans le palais en sortant le revolver de sa poche. Il enclencha le chien (qui laissa entendre un claquement sec) et regarda autour de lui, le doigt sur la détente.
Il se trouvait dans un vaste vestibule, à quelques pas d’un grand escalier qui menait à l’étage noble. Des lampes à l’huile
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