L’impératrice lève le masque
s’était attendu à voir les bateaux amarrés à la riva degli Schiavoni ou la tour de l’horloge sur le côté nord de la place Saint-Marc, mais tout ce qu’il apercevait tandis que les flocons emportés par un vent glacial lui frappaient le visage, c’étaient les deux pans du toit ainsi que l’arête sur laquelle il était perché et qui devait bien croiser quelque part le côté donnant sur le môle. Le commissaire mit cinq minutes pour atteindre l’intersection et dix autres pour franchir le toit suivant. Enfin, il se laissa glisser avec précaution jusqu’à la gouttière. Il avait de la chance : l’échafaudage arrivait presque en haut de la façade. Quelques minutes plus tard, il était sur la Piazzetta.
Deux personnages emmitouflés qui portaient une échelle – peut-être étaient-ce les allumeurs ? – passèrent près de lui sans lui prêter attention. Pour se rendre au palais de la princesse, le commissaire aurait dû longer le jardin royal. Pourtant, il préféra prendre à droite et traverser à grands pas la place Saint-Marc. Il lui manquait encore quelque chose et il savait où se le procurer.
En entrant dans la boutique de Sivry, il se vit dans l’élégant miroir rococo accroché au mur et s’arrêta, stupéfait. Une plaie sanguinolente lui barrait le front, sa manche gauche était déchirée jusqu’au coude et ses vêtements étaient trempés. De l’eau gouttait du bas de son manteau.
— Commissaire !
Sivry s’était levé de son bureau, consterné, et fixait Tron en écarquillant les yeux. Puis il courut fermer la porte.
— Que s’est-il passé ?
Le commissaire fit un sourire en coin.
— Bien trop de choses pour que je puisse vous les raconter maintenant.
Par respect pour les précieux fauteuils, il préféra rester debout.
— Ils sont à vos trousses ? demanda le marchand d’art avec une étincelle de respect dans les yeux.
— On peut le dire comme ça. Je sors tout droit des piombi .
— Vous vous êtes échappé des Plombs ?
On ne pouvait se méprendre sur le ton admiratif de sa voix. Tron sourit avec modestie. Il fit un petit geste de la main comme pour dire : « Cela ne vaut pas la peine d’en parler. »
— Que puis-je faire pour vous, comte ?
— Vous souvenez-vous du revolver que j’aurais dû vous confisquer ?
— Bien entendu !
— J’en ai besoin.
Le galeriste s’avança vers la commode, sortit l’arme du premier tiroir et la lui donna.
— Il est chargé. Je suppose que vous n’allez pas me dire ce que vous avez l’intention de faire. C’est pourquoi je préfère ne rien demander.
Son regard tomba sur le manteau trempé.
— Mais je crois que vous auriez besoin d’un autre manteau et d’un nouveau chapeau.
Sans attendre de réponse, il sortit de sa penderie un pardessus doublé de fourrure et le tendit au commissaire.
— J’insiste, dit-il.
Quand Tron l’eut enfilé, il ajouta :
— Vous avez de sérieux problèmes, n’est-ce pas ?
— Je crois bien, avoua le commissaire.
— Devez-vous quitter la ville ?
— Si j’ai de la chance, non.
— Alors, je vous souhaite bonne chance, comte !
— Je vous remercie, monsieur de Sivry. Merci pour tout.
Le marchand d’art fit à son tour un mouvement de la main comme pour dire : « Cela ne vaut pas la peine d’en parler. » Puis il ouvrit la porte, jeta un coup d’œil au-dehors et fit signe que la voie était libre.
54
Tron aurait pu prendre le bac derrière Santa Maria del Giglio pour traverser le Grand Canal, mais il décida de passer par le pont de l’Académie. Il lui faudrait dix minutes de plus pour arriver chez la princesse, mais qu’il neige ou qu’il vente, le traghetto était bondé, et le commissaire préférait éviter de rencontrer trop de monde.
Une demi-heure plus tard, il savait que la deuxième prédiction de l’impératrice était également juste. Son Altesse, expliqua le majordome avec étonnement, Son Altesse était sortie vers trois heures pour le rejoindre. Un gondolier des Tron avait en effet apporté un message la priant de venir. Il était désolé, ajouta le domestique, que tout ne se soit pas passé comme il le souhaitait. Manifestement, il y avait eu un malentendu et il espérait que tout s’éclaircirait. Non, il ne savait pas où était maintenant la princesse.
À présent, les conditions atmosphériques s’étaient encore aggravées. Le vent qui s’était mué en tempête soufflait en rafales dans toutes les directions, amoncelait la
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