L’impératrice lève le masque
s’il venait prendre une commande. Son long nez et sa grande tête enfoncée dans ses épaules rappelèrent au commissaire les contes de Grimm qu’Alessandro lui lisait dans son enfance. Le steward en second avait replié son bras gauche, et en marchant, il le faisait tourner tel le piston d’une machine à vapeur. Comme il respirait assez fort en s’arrêtant devant la table, Tron n’aurait pas été surpris qu’il pousse un petit sifflement et que de la vapeur sorte de ses narines. Mais le petit homme se contenta de baisser les yeux et d’attendre la première question.
Soudain, le commissaire imagina le nain dans le palais Tron en train de jongler et de faire des culbutes pour le distraire (ou de travailler en cuisine comme dans les contes allemands). Honteux, trouvant même abject qu’il puisse nourrir cette pensée, il se leva d’un air gêné, fit le tour de la table et tendit la main au steward.
— Je me réjouis que vous ayez un peu de temps à me consacrer, monsieur Putz.
Puis il désigna avec un sourire le siège que Moosbrugger venait de quitter.
— Grazie, Commissario , répondit le steward qui ne s’attendait pas à tant de courtoisie.
Il avait une voix claire, presque un peu stridente. Tout comme son supérieur, il semblait détester le bruit que produisait une chaise raclant le sol. Mais contrairement à lui, qui avait soulevé le siège d’une main, Putz fut obligé de le prendre à deux bras. Ensuite, il s’installa et garda le silence.
— M. Moosbrugger m’a appris que c’est vous qui fermiez l’accès au pont supérieur, dit Tron en guise d’introduction. Je suppose que c’est vous également qui l’avez fait hier soir ?
— Oui.
— Et à ce moment-là, vous n’avez rien remarqué qu’on puisse qualifier d’inhabituel ?
Putz ne répondit rien. Son regard suivait avec lenteur le bord de la table. Comme Tron avait souvent constaté qu’un silence obstiné était plus efficace qu’une avalanche de questions, il ne parla pas non plus. Pour finir, Putz prit sa respiration et demanda :
— Moosbrugger s’en est-il rendu compte ?
— De quoi ?
— Que l’accès à la première classe est resté ouvert jusqu’au début de la tempête ?
— Comment cela se fait-il ?
Putz soupira.
— Parce que je ne trouvais pas la clé. Regardez !
Il tripota sa ceinture et sortit deux petites clés accrochées à un anneau.
— L’une est pour l’accès au pont supérieur, l’autre est le passe pour les cabines. Mais hier soir, au moment où j’allais fermer le pont, elles avaient disparu.
— M. Moosbrugger a bien noté que vous vous êtes absenté un long moment.
— Je savais qu’il le remarquerait.
— Et qu’avez-vous fait après avoir constaté que vous n’aviez pas le trousseau ?
— Je suis revenu au restaurant.
— Manifestement, vous n’avez rien dit à M. Moosbrugger. Sinon, il me l’aurait précisé.
— Non, murmura le steward.
— Et vous avez retrouvé les clés ?
— Oui, devant le buffet. Elles étaient tombées sous la nappe et avaient ensuite glissé sur le parquet quand le bateau s’est mis à tanguer.
Tron avait le sentiment que Putz disait la vérité. Néanmoins, cela impliquait qu’un autre avait laissé entrer la jeune femme dans la cabine.
— Est-il vrai que vous avez fait le service hier à la table du conseiller ?
— C’est exact. Il partageait la 10 avec un sous-lieutenant des chasseurs croates.
— Avez-vous eu l’impression que les deux hommes se connaissaient ?
— Parfaitement. Ces messieurs se sont même querellés.
— Querellés ? M. Moosbrugger ne m’a pas parlé de dispute.
— Forcément. Il est sorti peu avant la fermeture.
— S’est-il absenté longtemps ?
Putz réfléchit un instant.
— Cinq minutes peut-être… Mais la querelle n’a guère duré plus longtemps. Ensuite, le sous-lieutenant s’est levé et a regagné sa cabine.
— Et le conseiller ?
— Il a payé et est sorti à son tour. C’est lui qui a réglé l’addition du sous-lieutenant. Il était une heure tapante. Je m’en souviens parce que par hasard, j’ai regardé l’horloge à ce moment-là.
Le steward désigna la pendule ronde accrochée au-dessus du buffet.
— Peu de temps après, M. Moosbrugger est rentré, et nous avons commencé à débarrasser.
— Le conseiller était un habitué, poursuivit le commissaire. Serait-il possible que les clients fidèles s’autorisent quelques libertés que l’équipage accepte
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