L’impératrice lève le masque
tacitement ?
Et d’ajouter aussitôt :
— Non que je désapprouve qu’un passager solitaire fasse la traversée en bonne compagnie…
Il sourit pour faire comprendre qu’il n’était pas de ces bigots à cheval sur les mœurs, mais le steward ne lui rendit pas son sourire :
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, commissaire.
Pour la première fois depuis le début de leur discussion, Putz leva les yeux et Tron constata que son iris avait presque la même couleur que sa pupille, un marron foncé glacial entouré d’un cercle marron-gris. En même temps, il remarqua que le steward avait peur et qu’il voulait que cela se voie. Il ouvrit la bouche, ses lèvres frémirent, mais avant d’avoir dit quoi que ce soit, il fut interrompu et se retourna.
Le colonel Pergen était apparu tout à coup, comme surgi du néant. Il n’avait pas perdu de temps à frapper à la porte et à attendre. Il se dirigeait d’un pas alerte vers la table à laquelle ils étaient assis. Sans le vouloir, Tron imagina quelle avait dû être son activité dans la dernière demi-heure – depuis le moment où la nouvelle des événements lui était parvenue jusqu’à celui où il s’immobilisait devant lui, un peu essoufflé.
— Je viens d’apprendre ce qu’il s’est passé, annonça-t-il sans prendre la peine de saluer Tron. Le conseiller ne devait arriver que demain. Sur le Princesse Gisèle .
Puis il demanda sans transition :
— Où sont les corps ?
— Toujours dans la cabine, répondit Tron. J’ai fait prévenir le docteur Lionardo.
Peut-être le colonel se rendit-il soudain compte de son impolitesse, ou alors il pensa à sa rencontre avec la comtesse Tron – toujours est-il qu’il sourit tout à coup, révélant un deuxième aspect de sa personnalité. Pergen était un homme de grande taille, qui dépassait le commissaire d’une tête et qui, avec ses moustaches soignées et son visage régulier, représentait le modèle même de l’officier autrichien. Comme il était d’usage, il n’avait pas mis son manteau blanc, mais l’avait posé négligemment sur ses épaules. Pas étonnant que la comtesse ait été impressionnée, pensa l’Italien.
— Qu’est-ce que ce papier ? voulut savoir Pergen.
— La liste des passagers, colonel.
— Vous permettez ?
Le militaire ôta ses gants en daim gris clair et prit la feuille en main. Son regard parcourut plusieurs fois les noms qui se succédaient et s’arrêta sur l’un d’eux. Tron vit ses sourcils se froncer. Le colonel eut l’air irrité :
— Vous pouvez partir, ordonna-t-il à Putz sans le regarder.
Puis il se tourna vers Tron, les yeux toujours rivés sur la liste :
— Le nom de Pellico vous dit-il quelque chose, commissaire ?
— Non.
Tron lui jeta un coup d’œil interrogateur.
— C’est lui qui dirige l’orphelinat sur le canal de la Giudecca, l’Istituto delle Zitelle. Mais ce n’est pas son activité principale.
Il fit une pause.
— Le conseiller avait dans sa cabine quelque chose dont Pellico devait à tout prix s’emparer.
— Et pourriez-vous me confier de quoi il s’agit ? pria Tron, qui ne comprenait pas un mot.
Avant d’apercevoir le sourire de Pergen, il entendit :
— De documents relatifs à un attentat dirigé contre la personne de l’impératrice.
8
Sur l’ordre du colonel, une demi-douzaine de chasseurs croates avaient remplacé les hommes de Tron. Trois soldats contrôlaient l’accès au navire, deux autres étaient postés sur le pont. Hormis un sergent qui montait la garde – quoiqu’on ne sût pas trop contre qui –, Tron et Pergen étaient seuls dans le restaurant du paquebot. Ils avaient à nouveau vidé chaque valise de Hummelhauser, palpé tous ses vêtements, examiné avec minutie le moindre bout de papier, mais les dossiers que Pergen recherchait étaient restés introuvables.
— Hummelhauser travaillait pour le Ballhausplatz 1 , expliquait-il maintenant. Il était chargé de rassembler et d’étudier les informations en provenance de la Vénétie. Il venait ici tous les deux mois pour s’entretenir avec Toggenburg ou avec moi et ses rapports atterrissaient sur le bureau de Sa Majesté en personne. Le conseiller n’était pas très apprécié, mais en général, ses estimations s’avéraient exactes. En 1856, il avait prédit la perte de la Lombardie, et un an plus tard, il avait conseillé de liquider un certain Giuseppe Garibaldi.
Au mot « liquider », Pergen découvrit une rangée
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