L’impératrice lève le masque
d’évidentes raisons politiques, personne ne l’invite aux vrais bals vénitiens qui battent leur plein en ce moment. Elle comprend, bien sûr, mais cela la vexe quand même un peu.
Depuis toujours, Élisabeth pense que la manière dont quelqu’un appuie sur une poignée révèle tout de sa personne. François-Joseph, par exemple, est incapable d’entrer dans la pièce où elle se trouve sans s’immobiliser un instant derrière la porte. Parfois, Élisabeth l’entend s’éclaircir la gorge ou respirer brièvement. Elle l’imagine la main en l’air, l’esprit absorbé par l’acte qui va suivre. Puis la poignée se baisse d’un coup sec, mais pas trop rapide, c’est-à-dire sans le moindre bruit en bout de course, ce qui indique que l’empereur maîtrise sa force. On dirait une machine, un système d’ouverture mécanique : un mouvement calme, précis, exact, parfaitement huilé. À ce geste correspond l’expression de son visage au-dessus de sa veste d’uniforme d’une propreté impeccable, une sorte de sourire géométrique qu’elle a trouvé charmant pendant six ans, ce qui n’est plus le cas.
Mme Königsegg, en revanche, est incapable d’ouvrir sans se battre avec la porte. Elle n’arrive pas à saisir qu’il faut appuyer à fond sur la poignée. À chaque fois, elle renouvelle l’expérience, pousse en vain sur le battant, relève la poignée qui grince, puis essaie de nouveau pour conclure une fois qu’elle a réussi et qu’elle est dans la pièce : « Il y a un problème avec la serrure, Altesse Sérénissime. »
Ce matin, elle a mis une tunique de style oriental en velours rouge foncé, quelque chose entre le peignoir et la crinoline, une sorte de robe de chambre tout à fait inappropriée pour la dame d’honneur de l’impératrice. Car au regard de l’étiquette, elle est la deuxième dame du royaume et ne peut par conséquent se permettre une tenue aussi négligée – quand bien même la première fait du bruit en buvant son cacao.
Élisabeth lui épargne néanmoins tout commentaire. D’abord parce que Mme Königsegg a visiblement passé une nuit affreuse. Et ensuite parce que l’impératrice brûle d’en savoir plus. Le visage de Mlle Wastl l’a convaincue qu’il est arrivé quelque chose de grave au fonctionnaire chargé de la valise diplomatique. Peut-être la tempête qui soufflait hier au-dessus des toits du palais royal a-t-elle jeté le courrier à la mer ? Voire le conseiller lui-même ? Sissi rêve d’une histoire palpitante pour mettre un peu de sel dans sa vie.
— Mlle Wastl affirme que mon courrier a disparu, dit-elle en guise d’introduction.
L’intendante s’est arrêtée devant la table du petit déjeuner et tord le mouchoir qu’elle tient dans une main, les yeux rougis.
— Asseyez-vous, comtesse.
Élisabeth pourrait lui expliquer qu’aucun homme ne vaut la peine de pleurer toutes les larmes de son corps. Mais cela déboucherait sur une conversation dont elle n’a pas envie pour l’instant. Ce qu’elle veut, c’est apprendre comment son courrier s’est volatilisé.
— Mlle Wastl m’a rapporté qu’il était arrivé quelque chose à un certain conseiller.
Mme Königsegg fait un signe de la tête. Elle s’assoit sur la chaise, raide comme la justice. Sissi voit bien qu’elle s’efforce de ne plus penser à son mari, mais de se concentrer sur la question impériale.
— On a fait irruption dans la cabine du paquebot sur lequel il se trouvait, confirme-t-elle d’une voix traînante. Le conseiller a été tué. On est entré dans sa cabine et on l’a tué.
Élisabeth ferme les yeux, inspire profondément, puis retient son souffle un instant.
— A-t-on arrêté l’assassin ?
— Non.
— Le meurtrier d’un représentant de Sa Majesté peut donc s’enfuir indûment d’un bâtiment du Lloyd ?
— Quand on a découvert le crime, tous les passagers étaient déjà à terre.
— Par qui avez-vous appris cela ?
— Par le fiancé de Mlle Wastl, qui est l’ordonnance du colonel Pergen. Mlle Wastl l’a vu hier et m’a tout raconté.
— Qui est Pergen ?
— Il fait partie de l’état-major de Toggenburg. C’est lui qui mène l’enquête. Il s’agit d’une affaire politique, mais je n’en sais pas plus.
— Politique ? Mlle Wastl ne vous a pas dit ce que cela signifie ?
— Elle a juste rapporté que la police vénitienne a commencé les investigations et que le colonel Pergen a renvoyé le commissaire qui avait
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