L’impératrice lève le masque
commandant en chef savait parfaitement que la revue s’appelait Emporio della Poesia… même s’il ne s’y était jamais abonné en dépit de la remise que Tron lui aurait accordée.
Le commissaire demanda :
— Et qu’est-ce que je fais avec Moosbrugger ?
— Moosbrugger ?
— C’est le chef steward de l’ Archiduc Sigmund . Il semble qu’il tienne une sorte de…
Son supérieur lui coupa la parole.
— Un bordel à bord du navire. Je sais bien qui est Moosbrugger et ce qu’il fait. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Spaur jeta un regard nerveux.
— Vous êtes au courant ?
— Commissaire, presque tout le monde est au courant. Voilà deux ans que Moosbrugger travaille sur ce bateau. Par ailleurs, je ne vois pas en quoi cela peut nuire à quiconque.
— C’est juste. Mais je doute fort que ce soit légal.
Spaur leva les yeux de l’assiette à dessert qu’on venait de lui apporter.
— Où voulez-vous en venir ?
— Si quelqu’un sait ce qui s’est vraiment passé cette nuit là, c’est Moosbrugger. Et il n’a aucun intérêt à ce qu’on se mêle de ses petites affaires.
— Donc, vous voulez allez le voir et le mettre au pied du mur.
Tron approuva de la tête.
— En quelque sorte.
Le commandant en chef poussa un soupir.
— Je crains que vous n’imaginiez pas dans quel guêpier vous êtes en train de vous fourrer. Moosbrugger est plus influent que vous ne le pensez.
— Comment dois-je comprendre cela ?
— Qu’il vaut mieux ne pas y toucher.
Spaur planta sa fourchette à dessert dans l’un des Knödel 1 aux prunes qu’il avait commandés pour finir.
— Voulez-vous que je vous dise ce qui va se passer si vous lui parlez ? poursuivit-il sans regarder Tron.
— Je vous en prie.
Il avala ce qu’il avait dans la bouche et posa la fourchette sur son assiette.
— Moosbrugger ne va pas vous apprendre la moindre chose. Il niera tout. Vous n’avez aucune preuve et vous ne trouverez personne qui avouera publiquement avoir eu recours à ses services. Il le sait. Après votre entretien, il s’adressera à l’un de ses bons clients – un conseiller aulique, un ambassadeur ou quelqu’un de l’état-major – qui ira voir Toggenburg. Et celui-ci me fera comprendre que je dois vous rappeler à l’ordre. Si je refuse, je suis cuit. Et si vous continuez d’importuner Moosbrugger, c’est vous qui le serez. C’est aussi simple que cela.
— Alors, que faire ?
— Clore le dossier, arrêter d’enquêter dans le dos de Pergen et renoncer à votre absurde projet de rapport.
Spaur piqua la fourchette dans son knödel avec autant de violence que s’il voulait tuer un petit animal nocif.
— Voulez-vous que je vous dise autre chose, commissaire ?
— Oui.
— On murmure que Moosbrugger tient un journal sur chacun de ses clients et qu’il conserve les télégrammes dans lesquels ces messieurs annoncent leur venue. Si cela est vrai, il les tient tous.
Spaur versa le deuxième (ou était-ce un troisième ?) cognac dans son café et but aussitôt une bonne gorgée avant de s’attaquer au dernier Knödel . Son visage était maintenant d’un rouge virant au bleu. Tron doutait qu’il fût encore en état de fournir aujourd’hui un travail sérieux, mais personne n’aurait eu l’idée d’exiger cela de lui.
— Excellence ?
La voix dans le dos de Tron s’adressait à son chef. Sortant de la contemplation de son dessert, Spaur releva son visage violacé. Le commissaire se retourna.
Pendant un instant, il crut voir Grillparzer. Mais c’était un autre sous-lieutenant portant l’uniforme des chasseurs croates qui tenait une enveloppe dans une main et saluait de l’autre. Spaur la prit et la soupesa. Elle était marron et cachetée de cire rouge. Vu l’épaisseur, elle ne pouvait guère contenir plus de deux feuilles.
— Pourriez-vous me dire de quoi il s’agit, lieutenant ?
D’un visage impassible, celui-ci déclara :
— L’affaire du Lloyd est résolue, Excellence.
Spaur faillit laisser tomber l’enveloppe sur son ultime Knödel .
— Pardon ?
Le sous-lieutenant répéta la phrase avec lenteur. Chaque mot faisait penser à une goutte d’huile qui tombe dans de l’eau et reste un instant à la surface avant d’être remplacée par la goutte suivante : — L’affaire… du Lloyd… est… résolue… Excellence.
Spaur attendit que le militaire soit sorti pour ouvrir l’enveloppe. Il attrapa son pince-nez dans la poche intérieure de sa redingote, le
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