L’impératrice lève le masque
j’avais su quel petit jeu on jouait, j’aurais bien sûr prié ces messieurs de sortir de mon studio. Je devais être complètement aveugle.
— Cette prétendue femme ne vous a pas adressé la parole ? La voix aurait dû la trahir.
— Seul le conseiller parlait… enfin, le soi-disant Ballani.
Il souffla de colère.
— Sans doute étais-je ébloui par la générosité de mon client. Avant d’entrer dans l’atelier, il a glissé une somme assez importante dans le tronc. Comment aurais-je pu lui demander si sa femme n’était pas un homme ? Que se serait-il passé si je m’étais trompé ? Il y a tellement de femmes qui..
Il s’interrompit. Peut-être était-il sur le point d’aborder un domaine qu’il n’était pas censé connaître.
— … qui ne sont pas aussi belles que la Sainte Vierge, acheva-t-il quand même.
— Mais comment avez-vous appris la vérité ?
— C’est ma bonne, Mme Bianchini, qui me l’a dit.
Il balançait la tête d’un air déconcerté.
— Ce travesti fut assez stupide pour lui dire au revoir !
Tron leva les sourcils.
— Il a parlé ?
Alors, le prêtre s’emporta :
— Oui, sur le pas de la porte ! Avec sa voix d’homme ! Bien entendu, Mme Bianchini s’est demandé ce que c’était que cette histoire. Déjà qu’elle désapprouve mon penchant pour la photographie. Indirectement, elle m’a soupçonné de…
Il n’acheva pas sa phrase et se contenta de lever les bras d’un geste scandalisé.
— Et vous excluez qu’il puisse s’agir d’une photographie de carnaval sans autre signification ? demanda le commissaire, bien qu’il eût conscience que dans l’univers du prêtre, il n’y avait pas de place pour des « photographies de carnaval sans autre signification ».
Cette fois, le sourire du religieux fut si incisif qu’il semblait fendre l’air devant sa bouche : — Non, commissaire, répondit-il aussi lentement que s’il s’adressait à un attardé. J’ai étudié ce cliché avec minutie. Il s’agit d’un souvenir. Le souvenir de… de quelque chose d’indicible.
— Et maintenant, vous avez le sentiment d’avoir été dupé ? C’est bien cela ?
Tommaseo leva les yeux au ciel, et à nouveau, son visiteur sentit comme il avait du mal à contenir sa rage.
— Je m’étonne que vous me posiez cette question, commissaire. Deux hommes font de moi l’instrument de leurs turpitudes et vous me demandez si j’ai l’impression d’avoir été berné ?
— Et qu’avez-vous fait quand vous avez compris ce qu’il en était vraiment ?
— Je me suis adressé au patriarche pour lui demander un conseil spirituel.
— Qu’a-t-il répondu ?
— La même chose que vous, commissaire. Qu’il s’agissait d’une photographie de carnaval.
Les traits du père Tommaseo se durcirent.
— Il ne me restait donc plus qu’à prier.
— Et qu’avez-vous prié ?
— Que le Seigneur punisse ceux qui se moquent de ses serviteurs.
Un sourire de satisfaction apparut maintenant sur son visage.
— Et mes vœux ont été exaucés !
Il leva les yeux vers le plafond comme s’il était en contact permanent avec Dieu.
— Je ne cherche pas à justifier cette affaire, poursuivit-il. Mais qui que ce soit qui ait tué le conseiller, il était l’instrument du Seigneur.
Un instant, Tron fut tenté d’expliquer au révérend père qu’il était peu probable que le Seigneur prononce la peine de mort pour un tel crime (d’ailleurs, Tron doutait même que c’en fût un). Mais au lieu de cela, il demanda avec calme : — Le conseiller vous a-t-il laissé son adresse ?
— Vous voulez dire celle de… l’autre ?
Tout dans la voix du prêtre transpirait le mépris.
Le commissaire confirma d’un geste de la tête :
— Oui.
Le père Tommaseo saisit un dossier posé sur son bureau et en tira une feuille : — 28 campo Santa Margherita.
Tron remit le cliché dans l’enveloppe et se leva.
— Je suppose que cela ne vous gêne pas que j’emporte cette photographie ?
Le prêtre le regarda sans se troubler.
— Deux lires.
— Pardon ?
— Elle vaut deux lires, expliqua-t-il avec froideur. Vous pouvez me les donner et vous les faire rembourser.
21
Sur le campo San Trovaso, Tron retrouva le froid et constata que le beau temps qu’il avait tellement apprécié le matin s’était évanoui une fois pour toutes. Le vent avait tourné et venait maintenant du nord. Il balayait contre le mur des maisons la neige qui recouvrait le sol et amenait
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