L’impératrice lève le masque
lui adressait et la manière dont il étudiait son corps tout en lui parlant.
Dans le miroir, elle voyait la salle à manger à travers la chambranle de la porte. La table était mise avec amour et la lumière des bougies plantées dans de jolis chandeliers en laiton tremblotait. Le moment venu, elle fermerait la fenêtre ; les courants d’air ne sont guère propices aux tendresses. Jusqu’à présent, elle trouvait ses préparatifs parfaits.
Pourtant, elle était quelque peu troublée par la venue d’un officier qui avait frappé à sa porte au moment où elle s’apprêtait à faire un saut dehors pour acheter du café. Il avait demandé à parler à Moosbrugger, lui aussi parti en emplettes. Sans hésiter, Filomena Pasqua l’avait fait entrer dans l’appartement de son locataire – un officier de l’armée autrichienne ne dérobe rien quand il est chez des inconnus. Une fois de retour, elle avait déduit que Moosbrugger était revenu en voyant ses bottes sur le palier. Un peu plus tard, elle avait entendu la porte claquer et l’officier s’éloigner – leur conversation avait été brève.
Une soupe de crabes (elle était persuadée que ce plat avait des vertus aphrodisiaques) mijotait sur le poêle. Se souvenant qu’elle n’avait pas de verres à vin (et de toute façon incapable d’attendre plus longtemps), elle décida de prier son voisin de lui en prêter deux. Elle sortit, traversa le couloir et frappa à sa porte. Malgré l’absence de réponse, elle appuya sur la poignée et entra.
— Monsieur Moosbrugger ?
Elle avait prononcé avec toutes les peines du monde ce nom impossible.
Elle avait bien essayé de roucouler de manière aguicheuse, mais sa voix était quand même partie dans les aigus. Elle devait être beaucoup plus excitée qu’elle ne le pensait. Comme personne ne se manifestait, elle fit une deuxième tentative. Cette fois, elle se concentra sur sa respiration et sa posture, et elle dit sur un ton tout à fait normal :
— Monsieur Moosbrugger ?
Elle n’obtint toujours pas de réponse. La seule chose qu’elle entendit, c’étaient les onze coups majestueux de San Samuele.
Elle s’avança dans la petite entrée, s’arrêta et toussota. Ce n’était pas un toussotement naturel, mais un effet de scène. À La Fenice, même les derniers rangs l’auraient entendu. Il aurait réveillé n’importe qui à cent mètres à la ronde. Cependant Moosbrugger, lui, ne réagit pas. Filomena Pasqua aurait fait demi-tour pour regagner son appartement si elle n’avait pas soudain perçu une odeur faible et pourtant pénétrante. Elle la connaissait, mais n’arrivait pas à l’identifier. C’était une odeur terreuse, une odeur de sol chaud et humide. En même temps, il s’y mêlait des relents qui l’indisposaient. On aurait dit qu’on avait renversé un liquide. Une boisson rare et chère. Qu’est-ce que Moosbrugger avait bien pu faire tomber ?
Elle fit un pas en avant et tendit la tête afin de jeter un coup d’œil dans la salle de séjour. La première chose qu’elle vit fut la lampe à pétrole posée sur la table. La lumière tombait sur un trousseau de clés, une bouteille de vin à moitié vide et une paire de gants. Derrière, un rectangle de lumière falote se découpait sur le mur sombre : la fenêtre qui donnait sur le Grand Canal. Au dehors, une ombre assez grande passait devant la maison ; elle ne pouvait pas distinguer le bateau, mais elle reconnut le bruit des vagues contre les fondations.
Puis quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité, une demi-seconde plus tard peut-être, elle découvrit Moosbrugger allongé par terre entre la table et la petite étagère. Il était sur le dos, dans une position d’étrange abandon, comme s’il était ivre et qu’il dormait. Il avait les bras écartés, la paume des mains tournée vers elle. Les yeux grands ouverts, il donnait l’impression de vouloir parler, mais quand le regard de Filomena Pasqua glissa sur son cou, elle comprit qu’il ne dirait plus jamais rien.
Ce n’était pas une plaie béante, mais une fine entaille en travers de la gorge, dont les bords brillaient d’un rouge tirant sur le noir dans la pénombre de la pièce. Pas besoin de se pencher pour comprendre que l’incision était profonde. D’un coup rapide, le couteau avait dû sur-le-champ l’empêcher de respirer et de crier, de même qu’il avait aussitôt privé son cœur des moyens d’alimenter le cerveau. Filomena Pasqua
Weitere Kostenlose Bücher