L’impératrice lève le masque
petit nombre, le point faible de son physique. Or elle n’avait pas l’intention de courir le moindre risque. Elle savait que la plupart des hommes ferment les yeux dès que leurs lèvres arrivent à la main de celles qu’ils convoitent. Elle pourrait donc toujours ouvrir la bouche à ce moment-là. Le plus important était qu’on ne vît pas ses dents. Si elle perdait le contrôle de la situation au moment décisif, tout pouvait rater. D’un autre côté, c’était justement ce qu’elle voulait : perdre le contrôle de la situation dans les bras de l’homme qu’elle avait invité à déjeuner, dans un peu moins d’une heure.
Elle avait pour elle une silhouette mince, un visage rond et frais, de grands yeux couleur noisette et une poitrine dont le rôle n’avait pas été mince dans sa brève carrière de chanteuse à La Fenice, qui remontait maintenant à plus de vingt ans. Dans sa jeunesse, elle avait fait partie du chœur, et peu après, elle avait débuté comme soliste. Elle ne pouvait nier que ses relations avec le comte Mocenigo, le directeur de l’époque, lui avaient rendu de précieux services – c’était trop évident.
Au début des années quarante, sa carrière avait commencé à décliner – ce qui n’était sans doute pas non plus sans rapport avec le fait que le comte s’était retiré de la vie publique. En 1852, lorsque l’Opéra avait rouvert après les troubles révolutionnaires, elle avait bien dû admettre qu’elle n’intéressait plus personne en tant que soliste – ni même en tant que soprano dans le chœur. L’année suivante, elle avait épousé l’inspecteur des sapeurs-pompiers qui venait tous les mois au théâtre surveiller le déroulement des exercices d’évacuation. Elle l’avait enterré sans grand chagrin trois ans auparavant, et depuis, elle vivait des loyers d’une partie de l’entrepôt qu’il lui avait légué au bord du Grand Canal.
C’était un immeuble de plain-pied, sobre, équipé d’un ponton rustique, dont les murs s’effritaient. Séparé de l’élégant palais Garzoni par une simple calle 1 , il avait l’air d’une grenouille aux pieds d’une princesse, mais il ramenait beaucoup d’argent. La plupart des Vénitiens connaissaient cette maison qui ne payait pas de mine, parce que l’embarcadère d’un des principaux bacs reliant les deux rives du Canalazzo , le traghetto Garzoni, se trouvait derrière le mur ouest de celle-ci. Filomena Pasqua occupait elle-même l’un des deux petits appartements qui donnaient sur le Grand Canal. Elle avait loué l’autre, et c’était précisément la raison pour laquelle elle méditait en ce moment sur l’état de ses dents et sentait son cœur battre plus vite.
Non que ce M. Moosbrugger qui habitait depuis un semestre l’appartement attenant au sien eût quoi que ce soit d’exceptionnel. Il avait la cinquantaine et parlait italien avec un drôle d’accent, mais il était grand, avait de larges épaules et des mains vigoureuses. Ce qui lui plaisait le plus en lui, c’était néanmoins cette politesse exquise et – depuis que leurs rapports avaient pris un tournant décisif, un mois auparavant – les regards qu’il lui lançait quand ils se croisaient. Il ne faisait aucun doute que, par ses coups d’œil discrets, il cherchait à la courtiser.
Comme sa profession l’obligeait à s’absenter régulièrement – il s’agissait d’une activité dans le domaine maritime –, elle ne le voyait que deux fois par semaine tout au plus. Or un beau matin du mois de décembre, il s’était trouvé qu’il n’avait plus d’eau et il était venu dans sa cuisine. Elle lui avait proposé un café et ils avaient discuté un moment. Depuis, il prenait le café chez elle toutes les fois qu’il avait passé la nuit dans son appartement. C’étaient des rendez-vous innocents, qui ne sortaient pas du cadre de la stricte convenance, du moins jusqu’à ce qu’arrive quelque chose de révélateur quatre semaines auparavant.
Évidemment, elle n’avait pas fait exprès d’oublier le dernier bouton de son chemisier un jour où il devait lui rendre visite. Mais cela étant, on ne pouvait nier qu’il avait plongé le regard dans son décolleté quand elle s’était penchée pour le servir. Elle s’était tout d’abord affolée. Puis elle avait observé avec satisfaction qu’il avait changé de comportement après cet incident. Elle avait bien compris ce que signifiaient les œillades qu’il
Weitere Kostenlose Bücher