L’impératrice lève le masque
encore quelques questions à lui poser.
— Je ne l’ai jamais rencontrée, mais j’ai beaucoup entendu parler d’elle.
— Quoi par exemple ?
— Qu’elle est veuve et riche.
— Ce n’est pas une nouveauté. Que dit-on encore ?
— Qu’elle a fait la connaissance de Francesco Montalcino à l’Istituto delle Zitelle. Le prince était membre du conseil consultatif Tron hocha la tête.
— Oui, elle le remplace en personne.
— Cela ne m’étonne pas. Il paraît que les dons annuels se sont encore accrus depuis son décès.
— Y a-t-il une raison particulière ?
— C’est sans doute par reconnaissance.
— Qui est reconnaissant envers qui ?
— La princesse envers l’Institut.
— Je ne comprends pas.
— Sans lui, elle ne serait jamais devenue princesse !
— Qu’est-ce qu’elle a à voir avec l’Institut ?
— La même chose que deux cents autres jeunes filles : elle était orpheline.
Le commissaire regardait sa mère, stupéfait.
— Tu en es sûre ? Elle a fait la connaissance du prince à l’Institut ? Pourtant, les membres du conseil consultatif n’entrent jamais en relation avec les pensionnaires !
— C’est vrai, mais le prince a fait sa connaissance plus tard.
— Comment ?
— D’habitude, les jeunes filles quittent l’Institut à dix-huit ans. Mais la princesse est restée chez les Pellico et c’est là qu’elle a rencontré son futur époux. On dit que le prince fut aussitôt fasciné. Six mois après, il demandait sa main. Ils se sont mariés au Redentore et sont tout de suite partis à Paris.
— Où est-ce que tu as appris tout cela ?
— Par Béa Albrizzi. Sa couturière a été pensionnaire à l’Institut.
— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté d’autre ?
— Que les Montalcino sont rentrés à Venise il y a trois ans et que le prince est décédé peu après. Il avait acheté l’hôtel dans les années trente. Il était originaire de Toscane.
— Et la princesse – sait-on d’où elle vient ?
— De Gambarare, paraît-il. C’est un petit patelin à proximité de Dogaletto.
Il confirma :
— Entre Dogaletto et Mira. Je sais.
— Mais Béa prétend qu’elle n’a pas l’accent de Venise.
— Elle n’a pas d’accent du tout. Tu es sûre qu’elle est vraiment née à Gambarare ?
— C’est du moins ce que j’ai entendu dire. Mais il est pour le moins étrange qu’elle ne parle pas le vénitien.
— Y a-t-il encore d’autres rumeurs à son sujet ?
La comtesse secoua la tête.
— Pas que je sache. Tu vas la revoir ?
— C’est probable.
Elle jeta à son fils un regard méfiant.
— Si jamais l’intérêt que tu éprouves pour cette femme dépasse le cadre professionnel, rappelle-toi qu’elle n’est pas de Venise !
Elle semblait avoir oublié qu’elle lui avait elle-même suggéré à l’instant d’épouser une Américaine.
— Je ne suis pas sûre, poursuivit-elle, qu’une relation avec une étrangère soit une bonne chose. Tu te souviens de la jeune fille qu’a épousée Andrea Valmarana ? Cette étrangère qui parlait un drôle d’italien ?
— Bien entendu, répondit-il en souriant. Elle parlait comme Dante en personne !
— Elle faisait toujours celle qui ne comprenait pas quand nous nous entretenions en vénitien. Et quand elle ouvrait la bouche, on avait le sentiment qu’elle se croyait supérieure aux autres. Comme si nous parlions un obscur patois. Eh bien, tu sais d’où elle venait, elle ?
— Non.
— De Palerme ! s’écria sa mère.
27
La seule chose qui ne lui plût pas chez son nouveau locataire – pensa Filomena Pasqua en examinant son visage dans la glace, sur le coup de dix heures –, c’était son nom. Il s’appelait Moosbrugger, un patronyme qu’elle avait le plus grand mal à prononcer. Et ils n’étaient pas encore assez intimes pour qu’elle se permette de l’appeler par son prénom. Cela dit, elle espérait bien que cela changerait bientôt – peut-être même dans le courant de la matinée. Un déjeuner aux chandelles, dans une pièce bien chauffée, pouvait à cet égard produire des effets étonnants. Pour la première fois de sa vie, Filomena Pasqua, qui détestait la neige et l’obscurité hivernale, se réjouissait que certains jours, on soit contraint de laisser brûler des bougies toute la journée.
Elle se pencha vers le miroir posé sur sa table de toilette et essaya de sourire sans desserrer les lèvres. Car ses dents étaient, ne serait-ce qu’en raison de leur
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