l'incendie de Rome
nouvelles : je vais chanter à Rome !
Sénèque se dégagea brusquement, comme s’il venait d’être piqué par un insecte.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— La vérité. Et ce ne sera pas une simple représentation : je vais participer au concours annuel.
Le philosophe était tellement saisi d’indignation que l’air lui manquait. Il porta la main à sa gorge et finit par dire d’une voix étouffée :
— Chanter à Naples ne t’a pas suffi ?
— Évidemment, non. Naples ne compte pas, il n’y a que Rome qui soit importante. Et Lucius Gemellus, que tu vois ici, vient de me dire que non seulement les Romains ne voyaient pas d’objection à ce que je chante, mais qu’ils l’exigeaient.
Ignorant Lucius, Sénèque se planta devant l’empereur. Il était le seul qui osait lui tenir tête. Le fait d’avoir été son précepteur lui conférait un reste d’autorité sur lui.
— Tu ne feras pas une chose pareille !
— Et pourquoi, s’il te plaît ? Tu n’aimes pas le chant ?
— J’aime le chant, mais pas la folie. Tu ne vas pas déshonorer ainsi la fonction impériale, te rendre ridicule à jamais ?
— Je n’ai pas demandé à être empereur.
— Mais tu l’es et tu dois te comporter comme tel.
— Justement, je suis le maître du monde et je fais ce qui me plaît !
Néron était tout rouge et Sénèque était blême. Tous deux avaient oublié Lucius, qui n’en menait pas large. Assister ainsi à une colère impériale était loin d’être agréable. Il remarqua toutefois que Néron était plus rageur que violent. Il avait plutôt des allures de gamin têtu que de tyran. Sénèque eut un geste de dépit.
— Depuis que tu es enfant, tu n’as suivi aucun de mes conseils. Tu n’as rien retenu de mon enseignement, rien !
— Justement, si. Combien de fois m’as-tu dit qu’Apollon devait être mon modèle ? Eh bien, tu vois, je t’obéis.
— Tu te moques de moi ! Je te parlais d’Apollon comme dieu de la raison. Cela voulait dire dominer tes passions, avoir en toutes choses un jugement clair et juste, pas te donner en spectacle devant la populace !
Néron eut un petit rire.
— Tu oublies les chars, Sénèque. Apollon est aussi le patron des conducteurs de chars.
— Tu ne veux pas dire que tu veux aussi t’exhiber dans le cirque ?
— Si. Et cela fait un moment que je m’entraîne, sans te le dire, à conduire les attelages…
De nouveau, le philosophe porta les mains à sa gorge. Il tentait en vain de reprendre son souffle et haletait.
Lucius Gemellus se demandait s’il n’allait pas mourir sous ses yeux, mais Néron n’avait pas l’air inquiet. Il attendit un petit moment et reprit d’une voix plus douce :
— Ne te mets pas dans cet état ! Je viens de recevoir les sénateurs. Ils sont ravis de m’entendre chanter. Ils sont même enthousiastes.
— Ils t’ont dit cela, mais ils n’en pensent pas un mot. Ils ont exactement la même opinion que moi. Ne les heurte pas.
— S’ils sont aussi serviles et rampants que tu le prétends, je ne vois pas pourquoi je me soucierais d’eux. Mon plus grand plaisir dans l’existence est de chanter et je chanterai !
Le vieil homme s’approcha de l’empereur. Il s’exprima d’un ton grave et même solennel :
— Prends garde, Néron ! Le sénat est lâche, intéressé, courtisan, il est tout ce que tu voudras, mais il constitue l’élite intellectuelle du pays. Il peut faire ou défaire une réputation. Prends garde au jugement de la postérité car, si c’est toi qui fais l’histoire, ce sont les sénateurs qui l’écrivent !
L’émotion qu’éprouvait Sénèque était trop forte pour lui. Il fut pris d’une toux saccadée, qui le plia en deux. Néron fit signe à Gemellus de le suivre.
— Viens, nous allons voir Poppée.
— Mais tu ne penses pas que Sénèque… ?
— Laissons-le. Il a des crises comme cela depuis toujours.
— À son âge, cela peut être grave…
— Eh bien, si c’est le cas, il saura faire face. C’est ce que dit sa philosophie, non ? Il me l’a assez souvent répété : il faut être prêt, se soumettre au destin, etc.
Lucius quitta donc la pièce, emboîtant le pas à Néron. Celui-ci congédia d’un geste les gardes qui voulaient l’accompagner et, ensemble, ils traversèrent les pièces encombrées d’œuvres d’art. Néron partit
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