Liquidez Paris !
uniformes gris-vert devinrent incolores. Le régiment était anonyme. Marchez ! Marchez ! sous la pluie, sous le soleil, sous la neige, dans la poussière. Des fossés bourbeux pour étancher la soif qui nous dévorait, des chaussures crevées rafistolées avec des chiffons, des permissions chez des gens qui ne pouvaient pas nous voir. Plus de petite amie, il y avait trop de soldats, c’étaient les civils qui devenaient les caïds. Que nous restait-il ? Trois choses sûres. Une tombe solitaire le long d’une route, avec un casque rouillé pour la signaler, l’invalidité, ou bien la mort lente des camps de prisonniers, ces calvaires où l’animal humain vaut bien moins qu’un porc.
La lueur aveuglante d’une fusée interrompit ma rêverie. Je me jetai derrière un pan de mur, et les autres se réveillèrent d’instinct, debout, déjà prêts au combat. Qu’y a-t-il dans le no man’s land ? Je retire le cran de sûreté de la mitrailleuse ; le Vieux saisit son pistolet à fusées et le terrain s’inonde d’une lumière crue. Nous tendons l’oreille… De lourds moteurs ronflent. Par-ci, par-là, l’aboi d’une mitrailleuse…
– Chars ! chuchote nerveusement Gregor Martin.
– Ils viennent, murmure Porta.
La manche vide du commandant Hinka flotte au vent. Nous vissons les gobelets de grenades sur les fusils. Le Vieux lance une nouvelle fusée… Rien. Notre instinct ne se trompe pas. Nous sentons la présence ennemie. Chaque homme est sur ses gardes. Silence. On épie…
Cliquetis de chaînes. Ils arrivent… Le Vieux remet les fusées dans sa poche et nous préparons les grenades antichars.
Des chars ! Une armée de chars ! L’air tremble du bruit des moteurs, les chaînes grincent de leur infernal grincement. Les voilà… ! Ça évoque une colonne de sauriens pressés de déguster une belle proie. On les voit se profiler sur la crête des falaises.
Mitrailleuses lourdes à tir rapide… un long ricanement. Sous le couvert de leur feu croisé, nous rampons dans le no man’s land pour installer le canon Pak, et les chasseurs de chars s’affairent autour d’un long 7,5. Un grondement meurtrier, une langue de feu rouge vif, un coup de tonnerre… la rapide grenade frappe le Churchill juste sous la tourelle, et ce qui était il y a une seconde un monstre d’acier hérissé de mitrailleuses devient une geôle de flammes. Encore des chars ! Un Cromwell avance à cinquante mètres. Petit-Frère épaule son tuyau de poêle et vise tranquillement ; il crache le mégot, serre les doigts sur la détente, ferme le mauvais œil comme il fait toujours, et se mord la langue. La flamme sort du tuyau… Touché ! L’équipage brûle. A un autre. Le légionnaire lui rend la roquette et tous deux y fourrent une double chargé. C’est formellement interdit : un suicide, mais ils s’en moquent. Les pourceaux du front améliorent les armes sans que personne leur en sache gré.
Même scénario : Petit-Frère ferme son mauvais œil, il tire… Coup au but. Des chars s’arrêtent, les flammes montent vers le ciel, mais derrière arrivent d’autres chars. Combien sont-ils donc ? Le canon Pak est écrasé, l’artillerie ennemie fait rage, la mort se tapit derrière chaque pierre, des débris humains giclent dans les airs, le souffle des explosions asphyxie les hommes… Je m’écrase contre la terre, la griffe de mes ongles. Merveilleuse terre sale, notre seule amie ! Comme je comprends qu’on l’appelle la Terre Mère. Chacun de nos nerfs hurle de terreur vers le ciel.
A quelques mètres, un fantassin anglais se colle au sol comme je le fais. Tue-le ! Rapide comme l’éclair c’est la pensée qui traverse mon cerveau. Tous deux avons-nous dépassé vingt ans ? Avons-nous essayé de vivre ? Non. Nous ne savons qu’une seule chose : tuer pour ne pas être tué !
J’ai à la main une grenade, je connais la dure loi de la guerre, je sais que le type au casque a la même idée que moi : lancer le premier pour sauver sa peau… J’arrache l’anneau avec mes dents. Je compte : vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre… la grenade siffle. Il a lancé la sienne en même temps. Deux détonations à la même seconde. Nous avons la même expérience et nous savons aussi nous rouler loin du lieu de l’explosion. Alors je me rue sur la mitrailleuse et je lui colle toute la bande. Une nouvelle grenade vole, un éclair frappe mon casque, ma tête semble éclater, et une sorte
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