Liquidez Paris !
résistance ! Mais l’attaque continue… Les vagues d’assaut succèdent aux vagues d’assaut. Une armée entière se rue contre la côte normande, et si elle échoue, il faudra des années pour recommencer pareille chose.
Délirants de soif, nous buvons l’eau qui sert à refroidir les mitrailleuses. Elle pue !
La sueur nous brûle la peau… Avec indifférence, nous regardons brûler un soldat dans une flamme claire et bleue ; c’est une grenade nouvelle dont se sert l’ennemi et qui contient du phosphore ; elle s’enflamme au contact de l’air.
Coups de sifflet à roulette… En avant ! Des moribonds s’accrochent aux soldats qui courent en implorant de l’aide. On les piétine avec rage. C’est la contre-offensive. Les grenades volent dans l’air, explosent et tuent. En avant ! En avant ! Les hommes courent comme des robots pendant que l’artillerie de marine pilonne sans trêve indistinctement amis et ennemis.
Encore des navires, toujours des navires. Les pontons s’abaissent, l’infanterie se rue sur la plage, mais elle a appris ça sur le terrain de manœuvre et pour la plupart, c’est le baptême du feu ; ces jeunes, sans expérience, courent au-devant des mitrailleuses. Nous reculons lentement… Des Anglais essoufflés nous arrivent dessus – juste devant nos lance-flammes, et ils s’abattent sur la raide pente crayeuse. Le feu de l’artillerie les suit comme un tapis roulant ; le blockhaus est en ruine, et nous glissons entre les failles du béton éclaté.
La plage s’est vidée. Maintenant c’est le règne des grenades. Nous nous aplatissons contre la terre labourée, éventrée, qui épouse nos corps, les protège contre le fouet d’acier qui gicle en sifflant. Sommes-nous encore des vivants ? Non, des morts qui bougent, courent et qui tuent. Inutile d’en savoir plus long. Ah ! ils devraient nous voir ceux du Parti, ces guerriers de Nuremberg si brillants à la parade, ces bourgeois repus : cuivres et trompettes, drapeaux au vent… Nous voici, fauves en loques sanglantes, experts du meurtre. Un sanglot me secoue qui ébranle ma carcasse tout entière ; je mords la crosse de mon fusil, je hurle, j’appelle ma mère, mon amie, les hommes appellent toujours les femmes quand les nerfs lâchent. C’est le vertige du front. Bien connu ! Fuir ! M’en aller ! Et tant pis pour le conseil de guerre, Torgau et toute leur merde… Fuir ! Fuir !…
Un genou s’enfonce brutalement dans mon dos, une main rude me caresse les cheveux. J’ai perdu mon casque. Une barbe se frotte contre ma joue. Ce grand benêt de Petit-Frère me dit des mots apaisants
– Respire à fond, vieux, respire, ça va passer. C’est pas si terrible quand même. Un bout de guerre, quoi ! On n’a pas encore le cul à l’air !
Mais je ne peux pas me dominer, mes nerfs craquent. Et pourtant j’ai résisté longtemps, mais ça nous arrive à tous. Un jour ce sera le tour de Porta, de Petit-Frère, et aussi du légionnaire qui a déjà éprouvé ça une ou deux fois ; et pourtant lui, ça fait bientôt quatorze ans qu’il fait la guerre. Petit-Frère m’essuie le visage avec un chiffon à fusil et me repousse plus profondément dans la lézarde du béton ; il me colle une cigarette entre les lèvres, donne un coup de pied rageur à la mitrailleuse… Je vois le Vieux ramper vers nous.
– Ça ne va pas ? Respire à fond et reste dans la faille. La nouvelle attaque tardera encore un peu.
Et il recouvre d’un bout de sparadrap une longue estafilade que j’ai au front. On me donne le casque d’un mort ; même s’il n’est pas très utile, ça abrite au moins les yeux. Mes sanglots continuent, mais la cigarette commence à agir : je ne suis pas seul ; j’ai ce que peut avoir de plus précieux un bétail du front – quelques vrais camarades. Ils me tireraient d’un enfer de feu sans même penser à eux, ils partageraient avec moi leur dernier morceau de pain moisi. C’est l’unique grâce que dispense la guerre, cette sainte camaraderie que connaît seulement celui qui a tenu pendant des jours entiers dans un trou puant d’obus.
Peu à peu je me calme. C’est passé pour cette fois, mais ça peut revenir, et ça revient sans prévenir. Le Vieux propose une partie de cartes. Le dos au béton, nous commençons une partie de cartes qu’ils me laissent gagner, et soudain, nous éclatons de rire. Sans raison. Au fond, il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! Ça pourrait
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