L'ombre du vent
ne pas perdre la face, nota un chiffre sur un
bout de papier qu’il tendit au potentat. Celui-ci, sans sourciller, signa
sur-le-champ un chèque représentant le montant total et congédia le trio d'un
geste absent. Sept mois plus tard, en juillet 1900, Jausà, son épouse et la
servante Marisela s’installaient dans la maison. En août de la même année, la
police trouvait les deux femmes mortes et Salvador Jausà agonisant, nu et
ligoté au fauteuil de son bureau. Le rapport du sergent chargé de l'affaire
indiquait que les murs de toute la maison étaient couverts de sang, que les
statues des anges qui entouraient le jardin avaient été mutilées – leurs
visages peints à la manière de masques tribaux – et qu'on avait découvert des
traces de cierges noirs sur les piédestaux. L'enquête dura huit mois. Pendant
tout ce temps, Jausà ne prononça pas un mot.
Les recherches de la police aboutirent aux conclurions
suivantes : tout semblait indiquer que Jausà et son épouse avaient été
empoisonnés avec un extrait végétal administré par Marisela, dans les affaires
de qui l'on découvrit plusieurs flacons de cette substance. Pour une raison
inconnue, Jausà avait survécu au poison, mais les séquelles étaient
terribles : ayant perdu momentanément l'usage de la parole et de l'ouïe,
en partie paralysé, il était condamné à vivre le reste de ses jours dans une
perpétuelle agonie. Mme Jausà avait été trouvée dans sa chambre, étendue sur le
lit sans autre vêtement que ses bijoux et un bracelet en diamants. La police
supposait que Marisela, une fois le crime accompli, s'était ouvert les veines
avec un couteau et avait parcouru la maison en répandant son sang sur les murs
des couloirs et des pièces, jusqu'au moment où elle était tombée morte dans la
chambre du dernier étage. Le mobile, selon la police, était la jalousie. Au
moment de sa mort, la femme du potentat était enceinte. On disait que Marisela
avait dessiné un crâne sur le ventre nu de celle-ci avec de la cire rouge
fondue. Quelques mois plus tard, le dossier fut clos, comme l'avaient été les
lèvres de Salvador Jausá. Le commentaire de la bonne société de Barcelone fut
que jamais, dans l'histoire de la ville, il ne s'était produit chose pareille,
et que cette racaille de sauvages et de gens venus d'Amérique était en train de
ruiner la solide fibre morale du pays. Beaucoup, dans l'intimité de leur foyer,
se réjouirent de la fin des excentricités de Salvador Jausà. Comme toujours,
ils se trompaient : elles ne faisaient que commencer.
La police et les avocats de Jausà avaient classé le
dossier, mais Jausà, l'émigré, était décidé à continuer. C'est alors qu'il
rencontra M. Ricardo Aldaya, qui était déjà un industriel prospère, jouissant
d'une réputation de don Juan et d'un tempérament léonin. Celui-ci lui proposa
d'acheter la maison dans l'intention de la démolir et de la revendre à prix
d'or, car la valeur du terrain dans cette zone montait à la vitesse du lait en
ébullition. Jausà n'accepta pas de vendre, mais invita Aldaya à visiter les
lieux pour lui montrer ce qu'il appelait une expérience scientifique et
spirituelle. Ce que vit Aldaya à l'intérieur le glaça. Jausà avait complètement
perdu la raison. Personne n'était entré dans la propriété depuis la fin de
l'enquête. L'ombre noire du sang de Marisela couvrait toujours les murs. Jausà
avait fait appel à un inventeur et pionnier de la curiosité technologique de
l'époque, le cinématographe. Son nom était Fructúos Gelabert, et il avait
accédé aux demandes de Jausà en échange de fonds pour construire des studios de
cinéma dans le Vallès, certain que le XX e siècle verrait les images
animées se substituer à la religion et à ses rites. Il semble que Jausà était convaincu que l’esprit de la négresse Marisela
demeurait encore dans la maison. Il affirmait percevoir sa présence, sa voix,
son odeur et même sentir son contact dans l'obscurité. La domesticité, en
entendant ces histoires, s'était enfuie au galop pour chercher les emplois
exigeant moins de tension nerveuse dans la localité voisine de Sarriá, où ne
manquaient ni les villas ni les familles incapables de remplir une cuvette
d'eau ou de raccommoder des chaussettes.
Jausà était donc resté seul avec son obsession et ses
fantômes invisibles. Il avait bientôt décidé que la solution consistait à
surmonter cette invisibilité. L'émigré avait eu
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