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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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l'occasion de voir à New York
certains résultats de l'invention du cinématographe, et il partageait avec la
défunte Marisela cette idée que la caméra vampirisait les âmes, celle du sujet
filmé comme celle du spectateur. En suivant ce raisonnement, il avait chargé
Fructúos Gelabert de tourner des centaines de mètres de pellicule dans les
couloirs de « L'Ange de brume » à la recherche de signes et de
visions de l'au-delà. Longtemps ces tentatives, malgré le prénom de
l'opérateur, étaient restées infructueuses.
    Tout avait changé quand Gelabert avait annoncé qu'il
avait reçu de la fabrique de Thomas Edison à Menlo Park, New Jersey, un nouveau
modèle de support sensible qui permettait de filmer des scènes avec un
éclairage précaire, chose impossible jusque-là. Le procédé n'a jamais été
élucidé, et l'on sait seulement qu'un aide du laboratoire de Gelabert avait
répandu un vin mousseux de la famille des xérès originaire de Penedés dans le
bac du révélateur, et que la réaction chimique avait fait apparaître des formes
étranges sur la pellicule impressionnée. C'était cette pellicule que Jausà
voulait projeter à M. Ricardo Aldaya, le soir où il l'invita dans la sinistre
villa du 32 de l'avenue du Tibidabo.
    En entendant cela, Aldaya supposa que Gelabert,
craignant de voir disparaître les fonds que lui prodiguait Jausà, avait recouru
à cette ruse byzantine pour entretenir l'intérêt de son patron. Cependant Jausà
ne doutait pas de la véracité de ses dires. Mieux, là où d'autres voyaient des
formes et des ombres, il apercevait des âmes. Il jurait qu'il distinguait la
silhouette de Marisela matérialisée sur un suaire, et qu'elle se transformait
en loup et marchait debout. A la projection, Ricardo Aldaya ne vit que de
grosses taches, affirmant en outre que tant la pellicule que l'opérateur
empestaient le vin et divers spiritueux. Ce qui n'empêcha pas l'industriel, en
bon homme d'affaires, de deviner tout le parti qu'il pourrait tirer de la situation.
Un millionnaire fou, seul et obsédé par la capture d'ectoplasmes constituait
une proie idéale. Il lui donna donc raison et l'encouragea à poursuivre son
entreprise. Durant des semaines, Gelabert et ses hommes tournèrent des
kilomètres de pellicule qui étaient ensuite révélés dans différents bacs avec
des solutions chimiques additionnées d'Aromas de Montserrat, un vin rouge
religieusement élevé dans la paroisse du Ninot et toutes sortes de caves de la
région de Tarracón. Entre les projections, Jausà donnait des pouvoirs, signait
des autorisations et confiait le contrôle de ses réserves financières à Ricardo
Aldaya.
    Jausà disparut au cours d'un orage, une nuit de novembre
de la même année. Personne ne sut ce était devenu. Il semble qu'un accident se
soit produit pendant la projection d'une bobine de la pellicule spéciale de
Gelabert. M. Ricardo Aldaya chargea de dernier de récupérer ladite bobine et,
après l'avoir visionnée, y mit personnellement le feu et suggéra au technicien
de tout oublier en appuyant sa demande d'un chèque d'une indiscutable
générosité. A ce moment-là, Aldaya était déjà propriétaire de la plupart des
biens du disparu. Certains dirent que la défunte Marisela était revenue
emporter celui-ci en enfer. D'autres prétendirent qu'un mendiant qui
ressemblait beaucoup au millionnaire défunt avait été aperçu pendant plusieurs
mois aux abords de la citadelle jusqu'à ce qu'une voiture noire, rideaux
baissés, l'écrase en plein jour sans s'arrêter. Mais il était trop tard :
la légende noire de la villa était établie et l'invasion de la musique nègre
dans les salles de bal de la ville déjà irréversible.
    Quelques mois plus tard, M. Ricardo Aldaya installa sa
famille dans la maison de l'avenue du Tibidabo où, au bout de deux semaines,
naquit la cadette du couple, Penélope. En l'honneur de cet événement, Aldaya
rebaptisa la maison « Villa Penélope ». Mais cette nouvelle
appellation n'eut pas de succès. La maison avait son caractère et restait
imperméable à l'influence de ses nouveaux maîtres. Les occupants se plaignaient
de bruits et de coups sur les murs, la nuit, de subites odeurs de putréfaction
et de courants d'air glacés qui semblaient circuler dans la maison comme des
sentinelles errantes. La villa était un concentré des mystères. Elle avait un double
sous-sol, avec une sorte de crypte au niveau inférieur et une chapelle au
niveau

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