L'ombre du vent
supérieur, dominée par un grand christ en croix polychrome auquel les
domestiques trouvaient une ressemblance inquiète avec Raspoutine, personnage
très en vogue à époque. Les livres de la bibliothèque étaient constamment
dérangés, ou retournés. Au troisième étage, une chambre à coucher restait inhabitée à cause des taches d’humidité qui
sourdaient des murs et semblaient composer des visages brouillés ; les fleurs y fanaient en
quelques minutes et l’on y entendait constamment des mouches bourdonner sans
qu'on puisse jamais les voir.
Les cuisinières assuraient que certaines denrées, le sucre
par exemple, disparaissaient comme par magie de la réserve et que le lait se
teintait de rouge à la première lune de chaque mois. On rencontrait des oiseaux
morts devant la porte de certaines chambres, ou des petits rongeurs. D'autres
fois, des objets disparaissaient, en particulier des parures et des boutons de
vêtements rangés dans les armoires et les tiroirs. Il arrivait que les objets
perdus se matérialisent comme par enchantement quelques mois plus tard dans un
coin quelconque de la maison, ou enterrés dans le jardin. Mais en général on ne
les retrouvait pas. Pour M. Ricardo, tout cela n'était qu'attrape-nigauds et
enfantillages de gens trop riches. Il était convaincu qu'une bonne semaine de
jeûne aurait guéri la famille de ses peurs. Cependant, il ne prenait pas les vols des bijoux de son épouse avec autant
de philosophie. Plus de cinq bonnes furent renvoyées après la disparition de
plusieurs joyaux du coffret de leur maîtresse, bien que toutes aient clamé leur
innocence enpleurant à chaudes
larmes. Les plus perspicaces pensaient plutôt que, sans chercher tant de
mystère, cette situation était due à la déplorable habitude qu’avait M. Ricardo
de se glisser à minuit dans les chambres des jeunes servantes à des fins
ludiques et extraconjugales. Sur ce chapitre, sa réputation semblait aussi
impressionnante que sa fortune, et beaucoup affirmaient que les bâtards qu'il semait derrière lui pourraient bientôt former
un syndicat. Il est certain, en tout cas, que tout ne se limitait
pas à la disparition de
bijoux. Avec le temps, ce fut la joie de vivre de la famille qui s'évanouit.
La famille Aldaya ne fut jamais heureuse dans cette maison acquise grâce aux talents d'homme d'affaires peu scrupuleux de M. Ricardo. Mme Aldaya ne cessait de
supplier son mari de vendre la propriété et de s'installer en ville, ou même de
retourner dans l'hôtel particulier construit par Puig i Cadafalch pour le
grand-père de Simón,
patriarche du clan. Ricardo Aldaya refusait catégoriquement Il passait le plus
clair de son temps en voyage ou dans les usines de la famille, et la maison ne
lui posait aucun problème. Une fois, le petit Jorge disparut pendant huit
heures à l'intérieur même de la villa. Sa mère et les domestiques le
cherchèrent désespérément, sans succès. Quand l’enfant fit sa réapparition,
pâle et hébété, il dit qu'il avait passé tout ce temps dans la bibliothèque en
compagnie de la mystérieuse dame noire qui lui avait montré de vieilles photos
et lui avait dit que toutes les femmes de la famille devaient mourir dans cette
maison pour expier les péchés des mâles. La mystérieuse dame avait même dévoilé
au petit Jorge la date à laquelle mourrait sa mère : le 12 avril 1921.
Inutile de préciser que l'on ne retrouva jamais la prétendue dame noire, même
si, des années plus tard, à l'aube du 12 avril 1921, Mme Aldaya fut découverte
sans vie sur le lit de sa chambre. Tous ses bijoux avaient disparu. En curant
le puits de la cour, un domestique les y repêcha, avec une poupée qui avait
appartenu à Penélope.
Une semaine après cet événement, M. Ricardo Aldaya décida de se débarrasser de la maison. A ce moment-là, son empire financier était déjà blessé à
mort, et plus d'un insinuait que cette demeure maudite portait malheur à ses
habitants. D'autres, plus prudents, se bornaient à prétendre qu'Aldaya n'avait
jamais rien compris aux transformations du marché et qu'il n'avait réussi
qu'une chose dans sa vie : ruiner l'entreprise érigée par le patriarche
Simón. Ricardo Aldaya annonça qu'il quittait Barcelone pour s'installer avec sa
famille en Argentine, où ses industries textiles étaient florissantes. Nombreux
furent ceux qui assurèrent qu'il fuyait la faillite et le déshonneur.
En 1922, « L'Ange de brume » fut mis en
Weitere Kostenlose Bücher