L'ombre du vent
fortune : il était flanqué d'une épouse
nord-américaine, une jeune femme pâle et fragile de la bonne société de
Philadelphie ne parlant pas un mot d'espagnol, et d'une domestique mulâtre qui
le servait depuis ses premières années à Cuba et qu'accompagnaient sept malles
et un singe en cage habillé en Arlequin, Ils s'installèrent provisoirement à
l'hôtel Colón, sur la place de Catalogne, dans l'attente d'acquérir une
résidence qui réponde aux goûts et aux envies de Jausà.
Nul n'avait le moindre doute que la servante – une
beauté d'ébène dont les yeux et les formes, au dire des chroniqueurs mondains,
déclenchaient des tachycardies – était en réalité sa maîtresse et son guide
dans des plaisirs illicites et innombrables. Qu'elle fur en outre sorcière et
jeteuse de sorts allait de soi. Son nom était Marisela, ou du moins était-ce
ainsi que l'appelait Jausà, et son allure, ses airs énigmatiques ne tardèrent
pas à constituer le scandale favori des dames de la société dans les réunions
qu'elles organisaient pour des déguster des petits fours en tuant le temps et
les suffocations automnales. Au cours de ces cinq-à-sept, la rumeur, bien
entendu non confirmée, ne tarda pas à circuler que cette femelle africaine, par
l’inspiration directe des enfers, forniquait debout sur le mâle, c'est-à-dire
en le chevauchant comme une furie en rut, ce qui ne représentait pas moins de
cinq ou six péchés capitaux. Il s'en trouva même pour écrire à l'évêque en
sollicitant une bénédiction spéciale aux fins de protéger de pareille influence
l'âme pure et immaculée des bonnes familles de Barcelone. Pour comble, Jausà
poussait l'impudence jusqu'à se promener en calèche le dimanche matin avec sa
femme et Marisela, offrant ainsi le spectacle babylonien de la dépravation à
toute la jeunesse innocente qui déambulait sur le Paseo de Gracia pour se
rendre à la messe de onze heures. Même les journaux se faisaient les échos du
regard hautain et orgueilleux de la négresse, qui toisait le public barcelonais
« comme une reine de la jungle regarderait une bande de Pygmées ».
A cette époque, la fièvre moderniste s'était déjà
emparée de Barcelone, mais Jausà fit clairement savoir aux architectes engagés
pour construire sa maison qu'il attendait quelque chose de différent. Dans son
vocabulaire, l'adjectif « différent » avait valeur de superlatif.
Pendant des années, Jausà était passé devant la file de demeures néogothiques
que les magnats de l'ère industrielle américaine s'étaient fait édifier dans la
partie de la Cinquième Avenue située entre les cinquante-huitième et
soixante-douzième rues, face à la lisière est de Central Park. Pris dans ses
rêves américains, le financier refusa d'écouter tout argument en faveur d’une construction à la mode du jour, de la même manière qu'il
avait refusé d'avoir sa loge au Liceo comme l'imposaient les convenances, en le
qualifiant de Babel de sourds et de ramassis d'indésirables. Il désirait une
maison à l'écart de la ville, dans les parages encore passablement désolés de
l'avenue du Tibidabo. Il disait vouloir contempler Barcelone d'en haut. Pour
seul voisinage, il ne souhaitait qu'un jardin peuplé de statues d'anges qui,
selon ses instructions (transmises par Marisela), devaient être disposées à
chaque pointe du tracé d'une étoile à sept branches, pas une de plus ni de
moins. Bien décidé à réaliser son projet, et les coffres assez remplis pour
satisfaire son caprice, Salvador Jausà expédia ses architectes passer trois
mois à New York afin d'étudier les structures métalliques délirantes qui
hébergeaient le commodore Vanderbilt, John Jacob Astor, Andrew Carnegie et le
reste des cinquante familles en or. Il leur donna pour instructions d'assimiler
le style et les techniques architecturales de l'école de Stanford, White &
McKim, et prévint qu'il n'accepterait jamais un projet du genre de ceux qui
faisaient les délices de ceux qu'il appelait « les charcutiers et les
marchands de boutons ».
Un an plus tard, les trois architectes se présentèrent
dans la suite somptueuse de l'hôtel Colon pour lui soumettre leur projet.
Jausà, en compagnie de la mulâtre Marisela, les écouta en silence et, au terme
de leur exposé, demanda quel serait le prix à payer pour effectuer les travaux
en six mois. Frédéric Martorell, l’associé principal de l'atelier
d'architecture, toussota et, pour
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