L'ombre du vent
suis retournée à la villa, en les
suppliant de me laisser voit Penélope, mais ils ne m'ont pas laissée franchir
les grilles. Je me postais des jours entiers au coin de la rue, en
espérant la voir sortir. Je ne l'ai jamais vue, Elle ne quittait pas la maison.
Après ça, M, Aldaya appelé la police et, avec l'aide de ses amis haut placés, il a
obtenu qu'on m'interne à l'asile psychiatrique de Horta, en prétendant que
personne ne me connaissait et que j'étais une folle qui poursuivait sa famille
et ses enfants. J'y ai passé deux ans, enfermée comme un animal. La première
chose que j'ai faite en sortant a été d'aller à la villa de l'avenue du
Tibidabo pour voir Penélope.
– Vous avez réussi ? demanda Fermín.
– La maison était fermée et à vendre. Personne n'y habitait. On m'a dit
que les Aldaya étaient partis en Argentine. J'ai écrit à l'adresse qu'on m'a
donnée. Les lettres sont revenues sans avoir été ouvertes...
– Qu'est devenue Penélope ? Vous le savez ?
Jacinta fit signe que non, l'air désespérée.
– Je ne l'ai jamais revue.
La vieille femme gémissait, en pleurant à chaudes larmes.
Fermín la prit dans ses bras et la berça. Le corps de Jacinta Coronado
s'était réduit à la taille d'une petite fille et, près d'elle, Fermín semblait
un géant. Mille questions se bousculaient dans ma tête, mais mon ami fit un
geste qui signifiait clairement la fin de l'entretien. Je le vis contempler le
réduit sordide et glacial où Jacinta Coronado finissait ses dernières heures.
– Venez, Daniel. On s'en va. Partez devant.
Je fis ce qu'il me disait. En m'éloignant, je me
retournai et vis que Fermín s'agenouillait devant la vieille femme et
l'embrassait sur le front. Elle eut un sourire édenté. J'entendis Fermín
dire :
– Dites-moi, Jacinta, vous aimez sûrement les
Sugus ?
Dans notre périple pour gagner la sortie, nous
croisâmes le fossoyeur légitime et deux aides à l'aspect simiesque chargés d'un
cercueil en pin, d'une corde et de loques à la destination incertaine. Le
cortège répandait une sinistre odeur de formol et d'eau de Cologne bon marché,
et arborait, sur des faces blafardes, des rictus canins. Fermín se contenta
d'indiquer la cellule où les attendait le défunt et procéda à la bénédiction du
trio qui répondit à ce geste en se signant respectueusement.
– Allez en paix, murmura Fermín en m'entraînant vers la
sortie, où une sœur qui portait une lampe à huile nous adressa un regard
funèbre et réprobateur en guise d'adieu.
Une fois dehors, la sinistre tranchée de pierre et
d'ombre de la rue Moncada m'apparut comme une vallée de gloire et d'espérance.
A côté de moi, Fermín respirait profondément, libéré, et je sus que je n'étais
pas le seul à me réjouir d'avoir laissé derrière ce capharnaüm de ténèbres.
L'histoire que nous avait racontée Jacinta pesait plus sur nos conscience nous
n'aurions aimé l'admettre.
– Écoutez, Daniel : et si on se payait quelque
croquettes au jambon, bien arrosées, ici, au Xampañet, pour faire passer le
mauvais goût qui nous reste dans la bouche.
– A vrai dire, je ne serais pas contre.
– Vous n'avez pas rendez-vous avec la demoiselle ?
– Non. C'est demain.
– Ah, petit garnement. Vous vous faites désirer
hein ? On apprend vite...
Nous n'avions pas fait dix pas en direction de la
bruyante taverne, à peine quelques numéros plus bas dans la rue, que trois
silhouettes obscures se détachèrent de l'ombre et nous emboîtèrent le pas. Deux
sbires se collèrent derrière nous, si près que je pus sentir leur haleine sur
ma nuque. Le troisième homme, plus petit mais infiniment plus sinistre, nous
barra le passage. Il portait la même gabardine, et son sourire huileux semblait
dégouliner aux commissures.
– Ça alors, qui vois-je là ? Mais c'est mon vieil
ami, l'homme aux mille visages, dit l'inspecteur Fumero.
Je crus entendre tous les os de Fermín s'entrechoquer
de terreur devant cette apparition. Sa loquacité coutumière se trouva réduite à
un gémissement étouffé. Déjà, les deux durs, que je supposai être des agents de
la Brigade Criminelle, nous avaient immobilisés par la nuque et le poignet
droit, prêts à nous tordre le bras au moindre mouvement.
– Je vois, à ta tête d'ahuri, que tu pensais m'avoir
semé depuis longtemps, hein ? Tu croyais peut-être qu'un étron comme toi
pouvait sortir du ruisseau et se faire passer pour un
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