L'ombre du vent
justifier ma visite. La radio de
la voisine beuglait toujours de l'autre côté du palier, transmettant, cette
fois, un concours de connaissances religieuses qui portait pour titre «Les
saints vont au paradis» et tenait en suspens les auditoires de toute l'Espagne
chaque mardi à midi.
Et maintenant, pour
vingt pesetas, dites-nous, Bartolomé, sous quelle forme apparaît le Malin aux
sages du tabernacle dans la parabole de l'ange et de la courge du livre de
Josué : a) un chevreau, b) un marchand, de cruches, c) un saltimbanque
avec une guenon ?
Quand éclatèrent les
applaudissements dans les studios de Radio Nacional, je me plantai avec
résolution devantla porte de Nuria Monfort et appuyai sur la sonnette
pendant plusieurs secondes. J'entendis l'écho se perdre dans les profondeurs de
l'appartement et poussai un soupir de soulagement. J'allais repartir quand je
perçus un bruit de pas qui s'approchaient de la porte et vis l'orifice de l'œilleton
s'éclairer d'une larme de lumière. Je souris. J'écoutai la clef tourner dans la
serrure et inspirai profondément.
25
– Daniel, murmura le
sourire à contre-jour.
La fumée bleue de la
cigarette lui masquait le visage. Ses lèvres brillaient de carmin sombre et
laissaient des traces sanglantes sur le filtre qu'elle tenait entre l'index et
le majeur. Il existe des personnes dont on se souvient et d'autres dont on
rêve. Pour moi, Nuria Monfort avait la consistance et la crédibilité d'un mirage :
on ne se pose pas de questions sur sa réalité, on le suit, simplement, jusqu'au
moment où il s'évanouit ou se défait Je la suivis donc dans l'étroit salon
obscur où se trouvaient sa table de travail, ses livres et la collection de
crayons alignés comme un prodige de symétrie.
– Je pensais que je ne
te reverrais pas.
– Désolé de vous
décevoir.
Elle s'assit sur la
chaise de bureau en croisant les jambes et en se penchant en arrière.
J'arrachai mon regard de sa gorge et le concentrai sur une tache d'humidité au
mur. Je m'approchai de la fenêtre pour un rapide coup d'œil sur la place.
Aucune trace de Fermín. Je pouvais entendre derrière moi la respiration de
Nuria Monfort, sentir son regard.
– Il y a quelques
jours, un de mes amis a découvert que l'administrateur de biens responsable de
l'ancien appartement de la famille Fortuny-Carax envoyait du courrier au nom
d'un cabinet d'avocats qui, semble-t-il, n'existe pas. Ce même ami a découvert
aussi que la personne qui venait chercher le courrier adressé à cette boîte
avait utilisé votre nom, madame Monfort...
– Tais-toi.
Je me retournai et la
vis reculer dans l'ombre.
– Tu me juges sans me
connaître, dit-elle.
– Alors apprenez-moi à
vous connaître.
– A qui as-tu répété
ça ? Qui d'autre sait ce que tu viens de me dire ?
– Plus de gens qu'il
ne faudrait. Depuis quelque temps, la police me suit régulièrement.
– Fumero ?
Je fis signe que oui.
Il me sembla que ses mains tremblaient.
Tu ne sais pas ce que
tu as fait, Daniel.
– Alors dites-le-moi,
répliquai-je avec une dureté que je ne ressentais pas.
– Tu t'imagines que tu
as le droit, parce que tu as trouvé un livre, de t'immiscer dans la vie de
personnes que tu ne connais pas, dans des affaires que tu ne pas comprendre et
qui ne t'appartiennent pas.
– Que vous le vouliez
ou non, désormais elles m'appartiennent.
– Tu ne sais pas ce
que tu dis.
– Je suis allé dans la
villa Aldaya. Je sais que Jorge Aldaya s'y cache. Je sais que c'est lui qui a
assassiné Carax.
Elle me dévisagea
longuement, en pesant ses mots.
– Fumero est au
courant ?
– Je ne sais pas.
– Tu aurais intérêt à
savoir. Est-ce que Fumero t'a suivi jusqu'ici ?
La colère qui flambait
dans ses yeux me brûlait. J'étais entré avec le rôle de juge et de procureur,
mais chaque minute qui s'écoulait me faisait sentir plus coupable.
– Je ne crois pas.
Vous le saviez ? Vous saviez que c'est Aldaya qui a tué Julián et qui se
cache dans cette maison... Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ?
Elle eut un sourire
amer.
– Tu ne comprends donc
rien ?
– Je comprends que
vous avez menti pour défendre l'homme qui a assassiné celui que vous appelez
votre ami et que vous avez couvert ce crime pendant des années, un homme dont
l'unique but est d'effacer toute trace de l'existence de Julián Carax, qui
brûle ses livres. Je comprends que vous avez menti à propos
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