L'ombre du vent
sans tarder au commissariat (en
taxi si nécessaire), sinon il peut se préparer à porter ses bijoux de famille
en bandoulière. Dois-je répéter ?
– Inutile, monsieur.
Cent pesetas de pois chiches ou les bijoux de famille.
Fermín lui donna un
autre billet.
– Que Dieu vous
bénisse.
Le garçon s'inclina avec respect
et se dirigea vers la table de notre suiveur pour délivrer le message. En
entendant l'ordre, le visage de la sentinelle se décomposa. Il resta immobile
quinze secondes, se débattant contre des forces insondables, puis se lança au
galop vers la rue. Fermín n'eut pas un battement de cils. En d'autres
circonstances je me serais réjoui de l'épisode, mais ce soir-là j'étais
incapable de penser à autre chose qu'à Bea.
– Daniel, redescendez
sur terre, nous avons des affaires urgentes à discuter. Demain, comme convenu,
vous irez rendre visite à Nuria Monfort.
– Et une fois là, qu'est-ce
que je lui dirai ?
– La matière ne manque
pas. Il s'agit de faire ce que M. Barceló a énoncé avec beaucoup de bon sens.
Vous lui expliquerez qu'elle a perfidement menti à propos de Carax, que son supposé mari Miquel
Moliner n'est pas en prison comme elle le prétend, que vous avez découvert
qu'elle était la main occulte chargée de prendre le courrier de l'ancien
appartement de la famille Fortuny-Carax en se servant d'une boîte postale au
nom d'un cabinet d'avocats inexistant... Elle devra avoir l'impression que ça
sent le roussi pour elle. Tout ça sur le mode mélodramatique, avec des accents
de prophète biblique. Ensuite, le coup porté, vous vous en irez en la laissant
macérer dans le jus du remords.
– Et pendant ce
temps...
– Pendant ce temps, je
me tiendrai prêt à la suivre, ce que je me propose de mener à bien en usant
techniques modernes de camouflage.
– Ça ne marchera pas,
Fermín.
– Homme de peu de foi.
Mais qu'a bien pu vous dire le père de la demoiselle pour vous mettre dans cet
état ? Il vous a menacé ? N'en tenez pas compte. Allons, qu'est-ce
que cet énergumène vous a dégoisé ?
Je répondis sans
réfléchir.
– La vérité.
– La vérité selon
saint Daniel martyr ?
– Moquez-vous tant que
vous voudrez. Je le mérite.
– Je ne me moque pas, Daniel. Seulement
je n'aime pas
vous voir dans ces dispositions d'autoflagellation, On dirait que vous êtes
prêt pour le cilice. Vous n'avez rien fait de mal. Il y a assez de bourreaux
dans la vie pour qu'on n'en rajoute pas en se faisant son propre Torquemada.
– Vous parlez par
expérience ?
Fermín haussa les
épaules.
– Vous ne m'avez
jamais dit comment vous avez rencontré Fumero, insistai-je.
– Vous voulez que je
vous raconte une histoire morale ?
– Seulement si vous
voulez bien.
Fermín se servit un
verre de vin et le vida d'un trait.
– Ainsi soit-il,
soupira-t-il comme pour lui-même Ce que je peux vous dire de Fumero n'est un
mystère pour personne. La première fois que j'ai entendu parler de lui, le
futur inspecteur était un pistolero au service des anarchistes de la FAI. Il
s'était taillé une grande réputation, parce qu'il était sans peur et sans
scrupules. Il lui suffisait d'un nom, et il vous l'expédiait d'une balle dans
la tête en pleine rue et en plein jour. Des talents comme celui-là prennent une
grande valeur par des temps agités. Il était aussi sans fidélité ni credo. Il
ne servait une cause que le temps de gravir un échelon. Le monde regorge
d'individus comme lui, mais peu ont le talent de Fumero. Des anarchistes, il
est passé chez les communistes ; de là aux fascistes, il n'y avait qu'un
pas. Il espionnait et vendait ses informations dans un camp et dans l'autre, et
prenait de l'argent à tous. Cela faisait un bout de temps que je l'avais à
l'œil. A l'époque, je travaillais pour le gouvernement de la Généralité de
Catalogne. On me confondait parfois avec le frère de Companys, et ça me
remplissait de fierté.
– Qu'est-ce que vous y
faisiez ?
– Un peu de tout. Dans les romans
d'aujourd'hui, on appelle ça de l'espionnage, mais en temps de guerre nous
sommes tous des espions. Une partie de mon travail consistait à surveiller les
individus comme Fumero. Ce sont les plus dangereux. Des vipères, sans couleur
et sans conscience. En temps de guerre, ils sortent de partout. En temps de
paix, ils mettent le masque. Mais ils sont toujours là. Par milliers. En tout
cas, j'ai fini par voir clair dans son jeu. Mais trop tard. Barcelone
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