L'ombre du vent
est
tombée en quelques jours, et la situation s'est retournée comme une crêpe. J'ai
été poursuivi en vrai criminel, et mes supérieurs se sont vus obligés de se
terrer comme des rats. Naturellement, Fumero était à la tête de l'opération de
« nettoyage ». La grande purge à coups de pistolet avait lieu dans la
rue, ou au fort de Montjuïc. Moi, j'ai été pris sur le port, au moment où
j'essayais de trouver des places sur un cargo grec pour expédier quelques-uns
de mes chefs en France. J'ai été conduit à Montjuïc où je suis resté deux jours
enfermé dans le noir total, sans eau et sans air. Quand j'ai revu la lumière,
c'était celle de la flamme d'un chalumeau. Fumero et un individu qui ne parlait
qu'allemand m'ont pendu par les pieds. L'Allemand m'a débarrassé de mes
vêtements en les brûlant avec le chalumeau. Apparemment, il avait une longue
pratique. Quand je me suis retrouvé nu avec tous les poils grillés, Fumero m'a
annoncé que si je ne lui disais pas où se cachaient mes supérieurs, la vraie
séance commencerait. Je ne suis pas courageux, Daniel. Je ne l'ai jamais été,
mais le peu de courage que je possède, je l'ai utilisé pour l'envoyer chier.
Sur un signe de Fumero, l'Allemand m'a injecté je ne sais quoi dans la fesse et a attendu
quelques minutes. Puis, pendant que Fumero fumait et m'observait en souriant,
il a commencé à m'arroser consciencieusement avec le chalumeau. Vous avez vu
les marques...
J'acquiesçai. Fermín
parlait d'un ton calme, sans émotion.
– Ces marques ne sont
pas les pires. Les pires restent à l'intérieur. J'ai tenu bon une heure sous le
chalumeau, mais cela n'avait peut-être duré qu'une minute. Je ne sais pas. J'ai
fini par donner les noms, prénoms, et jusqu'à la taille des cols de chemise de
tous mes supérieurs, et même à en inventer. Ils m'ont laissé dans une ruelle du
Pueblo Seco, à poil et la peau brûlée. Une brave femme m'a pris chez elle et
m'a soigné pendant deux mois. Les communistes avaient tué son mari et ses deux
fils juste devant sa porte. Elle ne savait pas pourquoi. Quand j'ai pu me lever
et sortir, j'ai su que tous mes supérieurs avaient été arrêtés et exécutés
quelques heures après que je les avais dénoncés.
– Fermín, si vous ne
voulez pas me raconter ça...
– Non, non. Je préfère
que vous sachiez à qui vous avez affaire. Quand je suis revenu chez moi, on m'a
informé que ma maison avait été confisquée par le gouvernement, ainsi que tous
mes biens. Sans le savoir, j'étais devenu un clochard. J'ai essayé de trouver
un travail. Impossible. La seule chose que je pouvais obtenir, c'était une
bouteille de vin à la tireuse pour quelques centimes. C'est un poison lent, qui
vous bouffe les tripes comme de l'acide, mais j'étais convaincu que, tôt ou
tard, il ferait son effet. Je me disais qu'un jour je retournerais à Cuba
rejoindre ma mulâtre. J'ai été arrêté au moment où j'essayais de monter sur un
bateau en instance de départ pour La Havane. J'ai oublié combien de temps je
suis resté en prison. Passé la première année, on commence à tout perdre, y
compris la raison. En sortant, j'ai vécu dans la rue, et c'est là que vous
m'avez découvert, une éternité plus tard. Il y en avait beaucoup comme moi,
compagnons de galère ou d'amnistie. Ceux qui avaient de la chance pouvaient
compter sur quelqu'un ou quelque chose à leur sortie. Les autres, nous allions
grossir l'armée des déshérités. Une fois qu'on a reçu la carte de ce club, on
est membre à vie. Pour la plupart, nous ne sortions que la nuit, quand personne
ne pouvait nous surprendre. Je revoyais rarement ceux qui partageaient mon sort
La vie dans la rue est brève. Les gens vous regardent avec dégoût, même ceux
qui vous font l'aumône, mais ce n'est rien comparé à la répugnance qu'on
s'inspire soi-même. C'est comme vivre attaché à un cadavre qui marche, qui a
faim, qui pue et qui refuse de mourir. De temps à autre, Fumero et ses hommes
m'arrêtaient et m'accusaient d'un méfait absurde, comme de guetter les petites
filles à la sortie d'un collège de bonnes sœurs. Je n'ai jamais compris le sens
de ces comédies. Je crois que la police souhaitait disposer d'un volant de
suspects sur lesquels mettre la main en cas de besoin. Lors d'une de mes
rencontres avec Fumero, qui a tout aujourd'hui d'un personnage important et
respectable, je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait pas tué comme les autres.
Il a ri et m'a
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