L'ombre du vent
contenait ni meubles, ni tableaux, ni
lampes, ni aucun objet qui puisse laisser penser que cet espace était habité.
M. Ricardo ferma la porte et tous deux se dévisagèrent.
– Toute la
semaine, je n'ai cessé de penser à toi. Ose m'affirmer que tu n'as
pas fait la même chose, je te laisserai partir et tu ne me reverras jamais, dit
Ricardo.
Sophie ne
répondit rien.
L'histoire
de leurs rencontres furtives dura quatre-vingt-seize jours. Ils se voyaient
l'après-midi, toujours dans cet appartement vide, au coin de la me Diputación
et de la Rambla de Cataluña. Les mardis et les jeudis, à trois heures. Leurs
rendez-vous ne duraient jamais plus d'une heure. Parfois Sophie restait seule
après le départ d'Aldaya, tremblante et en larmes, réfugiée dans une chambre
quelconque. Puis, quand venait le dimanche, elle cherchait désespérément dans
les yeux de Fortuny des vestiges de la femme qu'elle sentait disparaître, pour
y lire la dévotion du chapelier et son propre mensonge. Il ne voyait pas les
marques sur sa peau, les griffures et les brûlures qui parsemaient son corps.
Il ne voyait pas le désespoir dans son sourire, dans sa docilité. Il ne voyait
rien. C'est peut-être pour cela qu'elle accepta de l'épouser. Elle pressentait
déjà qu'elle portait l'enfant d'Aldaya, mais elle avait peur de le dire au
père, presque aussi peur que de le perdre. Une fois de plus, ce fut lui qui lut
sur son corps ce que Sophie était incapable de lui avouer. Il lui donna cinq cents
pesetas, une adresse rue Platería et l’ordre de se débarrasser de l’entant.
Sophie refusa, et M. Ricardo la gifla jusqu'à faire jaillir le sang de ses
oreilles, en la menaçant de la faire tuer si elle osait parler de leurs
rencontres ou prétendre que le bébé était de lui. Lorsqu'elle dit au chapelier que
des voyous l'avaient agressée sur la Plaza del Pino, il la crut. Lorsqu'elle
lui dit qu'elle voulait devenir sa femme, il la crut. Le jour de leurs noces,
quelqu'un envoya par erreur à l'église une imposante couronne mortuaire. Tout
le monde rit nerveusement de cette confusion du fleuriste. Tout le monde sauf
Sophie, qui savait que M. Ricardo Aldaya s'était souvenu d'elle le jour de son
mariage.
4
Sophie Carax n'avait jamais
pensé que, des années après, elle reverrait M. Ricardo (devenu un homme mûr à
la tête de l'empire familial, père de deux enfants), qu'il voudrait faire la
connaissance du fils qu'il ava voulu effacer pour cinq cents pesetas.
– C'est peut-être parce que je
vieillis, dit-il en guise d'explication, mais je veux savoir qui est ce garçon,
lui donner dans la vie les chances que mérite un enfant de mon sang. Je n'avais
jamais pensé à lui, mais à présent étrangement, j'y pense tout le temps.
Ricardo Aldaya avait décidé
qu'il ne se reconnaissait pas dans son fils Jorge. Le garçon était fragile,
réservé, il n'avait ni la prestance ni l'esprit de son père. Il ne tenait rien
de lui, hormis le nom. Un jour, M. Ricardo s'était réveillé dans le lit d'une
domestique en sentant que son corps vieillissait, que Dieu lui avait retiré sa
grâce. Pris de panique, il avait couru se regarder dans un miroir, tout nu, et
il avait eu l'impression que celui-ci lui mentait : cet homme ne pouvait
être lui.
Il avait voulu alors retrouver
l'homme qu'il n'était plus, qui lui avait été volé. Depuis des années, il connaissait
l'existence du fils du chapelier. Il n'avait pas non plus oublié Sophie, à sa
manière. M. Ricardo Aldaya n'oubliait jamais rien. Le moment venu, il décida de
voir le garçon. Pour la première fois depuis quinze ans, il tombait sur
quelqu'un qui n'avait pas peur de lui, osait le défier et même se moquer de
lui. Il reconnut en lui l'allant, l'ambition silencieuse que le vulgaire ne
distingue pas, mais qui vous consume de l'intérieur. Dieu lui avait rendu sa
jeunesse. Sophie, pâle reflet de la femme dont il se souvenait, n'avait pas la
force de s'interposer. Le chapelier n'était qu'un bouffon, un rustre méchant et
rancunier dont il était sûr d'acheter la complicité. Il décida d'arracher
Julián à ce monde irrespirable de médiocrité et de pauvreté pour lui ouvrir les
portes de son paradis financier. Il ferait ses études au collège San Gabriel,
jouirait de tous les privilèges de sa classe et suivrait le chemin que son père
lui avait choisi. M. Ricardo voulait un successeur digne de lui. Jorge, élevé
dans du coton, vivrait toujours à
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