L'ombre du vent
enthousiasme, à
sa compagne et à son adoration. Il lui suffisait de regarder Antoni Fortuny
pour savoir qu'elle ne pourrait jamais l'aimer. En tout cas pas comme elle
espérait aimer un jour quelqu’un. Mais elle avait du mal à refuser l'image
d'elle-même qu'elle lisait dans ses yeux humides. Il n'y avait que là qu'elle
lisait le reflet de la Sophie qu'elle aurait désiré être.
C'est ainsi que, plaisir ou
faiblesse, Sophie continuait à jouer avec les sentiments du chapelier en croyant
qu’il finirait
par rencontrer une jeune fille mieux disposée et qu'il s'en irait vers un
destin plus généreux. Entretemps, se sentir ainsi désirée et admirée suffisait
à tromper sa solitude et sa nostalgie. Elle voyait Antoni Fortuny le dimanche,
après la messe. La semaine était occupée par ses leçons de musique. Son élève
préférée était une jeune fille douée d'un vrai talent, nommée Ana Valls, fille
d'un riche fabricant de machines textiles qui avait fait fortune en partant de
rien, au prix d'efforts et de sacrifices immenses consentis surtout par les
autres Ana proclamait son ambition de devenir une grande compositrice et
interprétait pour Sophie de petits morceaux comportant inévitablement des
motifs de Grieg et de Schumann, mais non dénués d'une certaine inventivité. M.
Valls, convaincu que les femmes étaient incapables de composer autre chose que
des chaussettes tricotées et des courtepointes crochetées, voyait néanmoins
d'un bon œil que sa fille sache se débrouiller au piano, car, projetant de lui
faire épouser un héritier titré, il savait que les gens raffinés aimaient qu'à
la docilité et la fertilité de leur jeunesse en fleur, les demoiselles à marier
ajoutent un ou deux talents pour les arts d'agrément.
C'est dans cette maison que
Sophie rencontra l'un des principaux bienfaiteurs et parrains financiers de M.
Valls : M. Ricardo Aldaya, héritier de l'empire Aldaya, déjà le grand
espoir de la ploutocratie catalane de cette fin de siècle. Ricardo Aldaya avait
épousé quelques mois auparavant une riche héritière à la beauté aveuglante et
au nom imprononçable, deux attributs que les mauvaises langues donnaient pour
véridiques, car on racontait que son mari ne lui voyait aucune beauté et ne se
donnait jamais la peine de prononcer son nom. Il s'agissait d'un mariage entre
familles et banques, et non d'un enfantillage romantique, disait M. Valls qui
avait pour maxime que l'on ne doit pas mélanger I affaires de cœur et affaires
tout court.
Il suffit à Sophie d'échanger
un regard avec M. Ricardo pour comprendre qu'elle était perdue à jamais. Aldaya
possédait des yeux de loup, affamés et perçants, qui allaient droit au but, et
il savait exactement où et quand donner le coup de crocs mortel. Il lui baisa
la main lentement, en en caressant les doigts de ses lèvres. Autant le
chapelier était courtois et empressé, autant M. Ricardo respirait la cruauté et
la force. Son sourire de carnassier signifiait clairement qu'il était capable
de lire dans ses pensées et ses désirs, et qu'il se moquait d'eux. Sophie
ressentit pour lui ce mépris vacillant qu'éveillent les choses que nous
désirons le plus sans oser nous l'avouer. Elle se dit qu'elle ne le reverrait
jamais, qu'au besoin elle arrêterait de donner des leçons à son élève préférée,
si cela lui permettait de ne pas se retrouver face à face avec Ricardo Aldaya.
Rien, depuis qu'elle était au monde, ne lui avait jamais fait aussi peur que de
pressentir la bête fauve sous la peau de cet homme et de reconnaître en lui son
prédateur vêtu de lin. Toutes ces pensées lui traversèrent l'esprit en quelques
secondes, tandis qu'elle inventait une excuse maladroite pour s'éclipser,
devant la perplexité de M. Valls, le ricanement d'Aldaya et le regard désolé de
la petite Ana, qui comprenait mieux les grandes personnes que la musique et
savait qu'elle perdait irrémédiablement son professeur.
Une semaine plus tard, devant
ta porte de l'école de musique de la rue Diputación, Sophie se heurta à M.
Ricardo Aldaya qui l'attendait en fumant et en feuil letant un
journal. Ils échangèrent un regard et, sans prononcer un mot, l'homme
l'entraîna vers une maison à deux pas de là. C'était un immeuble neuf, encore
sans locataires. Au premier étage M. Ricardo ouvrit une porte et fit entrer
Sophie. L'appartement était un labyrinthe de couloirs et de galeries, aux murs
nus et aux plafonds invisibles. Il ne
Weitere Kostenlose Bücher