L'ombre du vent
l'ombre de ses privilèges, allant d'échec en
échec. Penélope, l'adorable Penélope, était une femme, donc un trésor, mais un
trésor ne fait pas un trésorier. Julián, avec son âme de poète, et donc
d'assassin, réunissait les qualités nécessaires. Ce n'était qu'une question de
temps. M. Ricardo estimait qu'en dix ans il aurait sculpté ce garçon à son
image.
Jamais, durant toute la
période où Julián fréquenta les Aldaya comme un membre de la famille (et,
mieux, un membre choisi par lui), l'idée ne l’effleura que ce garçon ne voulait
rien recevoir de lui, excepté Penélope. Pas un instant il ne soupçonna que Julián le
méprisait en secret et qu'il acceptait cette comédie dans le seul but de rester
près de Penélope. De la posséder totalement et pleinement. En cela, oui, ils se
ressemblaient
Lorsque sa femme lui annonça
qu'elle avait découvert Julián et Penélope nus, dans des circonstances qui ne
prêtaient pas à confusion, l'univers entier s'embrasa. L'horreur et la
trahison, la colère indicible de se savoir outragé dans ce qu'il avait de plus
sacré, roulé à son propre jeu, humilié et frappé par celui qu'il avait appris à
adorer comme lui-même, l’envahirent avec une telle fureur que personne ne put
comprendre la violence de son emportement. Quand le médecin venu examiner
Penélope confirma que la jeune fille avait été déflorée et qu'elle se trouvait
probablement enceinte, l'âme de M. Ricardo Aldaya plongea tout entière dans le
liquide épais et visqueux de la haine aveugle. Il sentait que la main de
Julián, la main qui avait planté le poignard au plus profond de son cœur, était
sa propre main. Il ne le savait pas encore, mais le jour où il donna l’ordre
d'enfermer Penélope à clef dans la chambre du troisième étage fut aussi celui
où il commença de mourir. Tout ce qu'il accomplit dès lors ne fut que les
manifestations de son autodestruction.
En collaboration avec le
chapelier tant méprisé, il s'arrangea pour que Julián disparaisse de la scène.
Une fois celui-ci à l'armée, il donnerait des instructions pour que sa mort
soit déguisée en accident. Il interdit à tous, médecins, domestiques ou membres
de la famille excepté sa femme, de voir Penélope au cours des mois où la jeune
fille demeura emprisonnée dans cette chambre qui sentait la maladie et la mort.
Pendant ce temps, ses associés commençaient de le lâcher et manœuvraient dans
son dos pour le priver de son pouvoir en y employant la fortune qu'ils ne
devaient qu'à lui. Déjà l'empire Aldaya se défaisait en silence, dans des
réunions et des conciliabules de couloir, à Madrid et dans les banques de
Genève. Julián, comme il s'en était douté, s'était échappé. Au fond de son
cœur, sans se l'avouer, il se sentait fier du jeune homme, même s'il le
souhaitait mort. Il avait fait ce que lui-même aurait fait à sa place.
Quelqu'un paierait pour lui.
Le 26 septembre 1919, Penélope
Aldaya mit au monde un enfant mort-né. Si un médecin avait pu l'examiner avant,
il aurait immédiatement dit que le bébé était en danger et qu'une césarienne
était indispensable. Si un médecin avait été présent lors de l'accouchement, il
aurait probablement pu maîtriser l'hémorragie dans laquelle s'enfuyait la vie
de Penélope, qui hurlait en griffant la porte fermée tandis que, de l'autre
côté, son père pleurait en silence sous le regard de sa mère tremblante. Si un
médecin avait assisté à la scène, il aurait accusé M. Ricardo Aldaya
d'assassinat, car aucun autre mot ne pouvait décrire la vision de cette cellule
ensanglantée et obscure. Mais il n'y avait personne, et quand ils finirent par ouvrir
la porte pour découvrir Penélope morte, gisant dans son sang et étreignant un
bébé cramoisi et luisant, ils furent incapables de desserrer les lèvres. Les
deux corps furent enterrés dans la crypte de la cave, sans cérémonie ni
témoins. Draps et vêtements allèrent aux chaudières, et la chambre fut scellée
par un mur en pierre.
Lorsque Jorge Aldaya, accablé
de culpabilité et de honte, révéla ce qui s'était passé à Miquel Moliner,
celui-ci décida d'envoyer à Julián la lettre signée de Penélope où elle déclarait
qu'elle ne l'aimait pas, lui demandait de l'oublier et annonçait un mariage
imaginaire. Plutôt que de lui livrer la vérité, il préférait que Julián croie à
ce mensonge et refasse sa vie à l'ombre d'une trahison. Deux ans plus tard,
quand Mme
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