L'ombre du vent
ferons en sorte que ça
n'arrive pas, répondait Miquel.
Il était évident que la
première chose qu’il constaterait, c'était que la famille Aldaya avait disparu.
Il n’y avait pas beaucoup d'endroits où commencer ses recherches. Nous en fîmes
la liste et entreprîmes notre périple. La villa de l'avenue du Tibidabo n'était
qu'une propriété déserte, retranchée derrière des chaînes et des rideaux de
lierre. Un fleuriste ambulant qui vendait des bottes de roses et d'œillets en
face nous dit qu'un individu avait bien rôdé récemment près de la maison, mais
qu'il s'agissait d'un homme d'âge mûr presque un vieillard, et légèrement
boiteux.
– Drôlement mal luné, je vous
assure. J'ai voulu lui vendre un œillet pour sa boutonnière, et il m'a envoyé
chier en disant qu'il y avait une guerre et que c'était vraiment pas le moment
de penser aux rieurs.
Il n'avait vu personne
d'autre. Miquel lui acheta quelques roses fanées et lui donna à tout hasard le numéro de
téléphone de la rédaction du Diario de
Barcelona, pour qu'il lui laisse un message
au cas où un homme correspondant au signalement de Carax se manifesterait.
Notre étape suivante fut le collège San Gabriel où Miquel retrouva son vieux
camarade de classe, Fernando Ramos.
Fernando
officiait maintenant comme professeur de latin et de grec, et il portait
soutane. En voyant Miquel dans un état de santé aussi désastreux, il fut
bouleversé. Il n'avait pas reçu la visite de Julián, mais il nous promit de
nous alerter s'il passait et de tenter de le retenir. Fumero était venu avant
nous, nous confessa-t-il, apeuré. Il se faisait désormais appeler l'inspecteur
Fumero, et il l'avait averti qu'en temps de guerre mieux valait se tenir à
carreau.
– Beaucoup
de gens allaient bientôt mourir, et l'uniforme, qu'il soit de soldat ou de
curé, ne protégeait pas des balles...
Fernando
Ramos nous avoua que nul ne savait exactement à quel corps ou groupe appartenait
Fumero, et que lui-même ne s'était pas senti la force de lui poser la question.
Je suis incapable de te décrire, Daniel, ce que furent ces premiers jours de
guerre à Barcelone. L'air semblait saturé de peur et de haine. Les regards
étaient méfiants, et l'on respirait dans les rues un silence qui vous prenait
aux tripes. Chaque jour, chaque heure, de nouvelles rumeurs, de nouveaux
murmures couraient. Je me souviens d'une nuit où, rentrant à la maison, Miquel
et moi descendions les Ramblas. Elles étaient désertes, sans âme qui vive.
Miquel contemplait les façades, les volets à travers lesquels des visages
invisibles épiaient la rue, et il disait percevoir le bruit des couteaux qu'on
aiguisait derrière les murs.
Le lendemain, nous allâmes à
la chapellerie Fortuny, sans grand espoir d'y rencontrer Julián. Un habitant de
l'immeuble nous informa que le chapelier, terrifié par les événements des
derniers jours, s'était enfermé dans son magasin. Nous eûmes beau frapper, il
refusa d'ouvrir. L'après-midi même, une fusillade avait éclaté à une rue de là,
et les flaques de sang étaient encore visibles sur le boulevard San Antonio où
un cadavre de cheval gisait sur la chaussée, à la merci des chiens errants qui
lui ouvraient le ventre à coups de crocs pendant que, tout près, quelques
gamins les regardaient faire en leur lançant des pierres. Tout ce que nous
pûmes obtenir tut de voir le visage épouvanté du chapelier à travers la grille
de la porte. Nous lui dîmes que nous cherchions son fils Julián. Il nous répondit
que son fils était mort et qu'il allait appeler la police si nous ne partions
pas. Nous le quittâmes découragés.
Des jours durant, nous
parcourûmes cafés et commerces, en demandant si on avait vu Julián. Nous
enquêtâmes dans des hôtels et des pensions, des gares, des banques où il aurait
pu changer de l'argent... Personne ne se souvenait d'un homme correspondant à notre description. Nous
craignîmes qu'il ne soit tombé entre les griffes de Fumero, et Miquel
s'arrangea pour qu'un collègue du journal ayant des relations à la préfecture vérifie si
Julián n'était pas en prison. Il n'en trouva aucun indice. Deux semaines
s'étaient écoulées et la terre semblait l'avoir englouti.
Miquel ne dormait presque pas,
attendant toujours des nouvelles de son ami. Un soir, il revint de sa promenade
quotidienne avec une bouteille de porto, ni plus ni moins. Ils lui en avaient
fait cadeau au journal, après que le
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