L'ombre du vent
détente et lui brûle la
cervelle. Pour qu'il oublie tout projet de mariage et ne puisse plus avoir
d'autre penséeque celle de retourner à Barcelone à la recherche de
Penélope et d'une vie détruite. Et à Barcelone, lui, Fumero, l'attendrait dans
la grande toile d'araignée qu'il avait tissée.
7
Julián Carax passa la frontière
française peu de jours avant qu'éclate la guerre civile. La première et unique
édition de L'Ombre
du Vent venait de sortir des presses pour aller rejoindre
l'anonymat et l'invisibilité des livres précédents. A ce moment-là, Miquel ne
pouvait pratiquement plus travailler. Il s'asseyait deux ou trois heures par
jour devant sa machine à écrire, mais la faiblesse et la fièvre l'empêchaient
d'aligner des mots sur le papier. Il avait perdu plusieurs collaborations du
fait de ses retards dans la remise des articles. D'autres journaux avaient peur
de le publier, après avoir reçu des menaces anonymes. Il ne lui restait qu'une
chronique quotidienne dans le Diario de Barcelona qu'il signait « Adrián
Maltés ». Le spectre de la guerre rôdait déjà. Le pays puait la peur. Sans
occupation et trop faible même pour se plaindre, Miquel descendait sur la place
ou marchait jusqu'à l'avenue de la Cathédrale, en emportant toujours un livre
de Julián comme une amulette. La dernière fois que le médecin l'avait pesé, il
n'atteignait pas les soixante kilos. Nous apprîmes la nouvelle du soulèvement
au Maroc par la radio et, quelques heures plus tard, un collègue du journal
vint nous annoncer que Cansinos, le rédacteur en chef, venait
d'être assassiné d'une balle dans la nuque devant le café Canaletas deux heures
plus tôt Personne n'osait enlever le corps, qui restait là, sur le trottoir
éclaboussé de sang.
Les brèves mais intenses
journées de la terreur initiale ne se firent pas attendre. Les troupes du
général Goded enfilèrent la Diagonale et le Paseo de Gracia en
direction du centre de la ville, où le feu commença. C'était un dimanche, et
beaucoup de Barcelonais étaient sortis prendre l'air en croyant encore qu'ils
pourraient aller passer la journée dans une guinguette sur la route de Las
Planas. La période la plus noire de la guerre à Barcelone
ne devait pourtant venir que deux ans plus tard. Car peu après le début de
l'affrontement, les troupes du général Goded – miracle ou mauvaise coordination
entre les commandements – se rendirent. Le gouvernement de Lluís Companys
semblait avoir repris le contrôle, mais ce qui s'était réellement passé
constituait un bouleversement d'une tout autre ampleur : on allait le
constater au cours des semaines suivantes.
Barcelone
était désormais au pouvoir des syndicats anarchistes. Après des jours de
troubles et de combats de rue, le bruit courut enfin qu'après leur reddition
les quatre généraux rebelles avaient été exécutés au fort de Montjuïc. Un ami
de Miquel, un journaliste britannique témoin de la scène, dit que le peloton
d'exécution était composé de sept hommes, mais qu'au dernier moment des
douzaines de miliciens s'étaient joints à la fête. Les corps
avaient reçu tant de balles qu'ils s'étaient éparpillés en morceaux impossibles
à reconnaître, et l'on avait dû les mettre dans les cercueils à l'état presque
liquide. Certains voulurent croire que le conflit était terminé, que les
troupes fascistes ne reviendraient jamais à Barcelone et que la rébellion avait
échoué. Ce n'en étaient que les prémices.
Nous
apprîmes que Julien se trouvait à Barcelone le jour de la reddition de Goded
par une lettre d'Irène Marceau, dans laquelle elle nous disait qu'il avait tué
Jorge Aldaya dans un duel au cimetière du Père-Lachaise.
Avant même qu'Aldaya n'expire,
un appel anonyme avait alerté la police. Julián, recherché pour meurtre, avait
dû s'enfuir sur-le-champ de Paris. Nous n'eûmes aucun doute quant à l'identité
de celui qui avait téléphoné. Nous attendions anxieusement que Julián manifeste
pour l'avertir du danger qui le guettait et le protéger d'un piège pire que
celui que lui avait tendu Fumero : la découverte de la vérité. Trois jours
plus tard, Julián ne donnait toujours pas signe de vie. Miquel ne voulait pas
me faire partager son inquiétude, mais je savais parfaitement ce qu'il pensait
Julián était renne pour Penélope, pas pour nous.
– Que va-t-il se passer quand
il saura la vérité ? demandai-je.
– Nous
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