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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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petit, comme si les maisons, les objets, ou peut-être la vie
elle-même, rétrécissaient avec le temps. Beaucoup de ses vieux cahiers étaient
encore là, des crayons qu'il se rappelait avoir taillés la semaine précédant
son départ pour Paris, des livres qui attendaient d'être lus, des vêtements
bien repassés de jeune garçon dans les armoires. Le chapelier lui avait raconté
que Sophie l'avait quitté peu de temps après sa fuite, qu'il n'avait pas reçue
nouvelles pendant des années, mais qu'elle lui avait finalement écrit de Bogota
où elle vivait avec un autre homme. Ils correspondaient régulièrement,
« toujours en parlant de toi », parce que, confessa le chapelier,
« tu es le seul lien entre nous ». En l'entendant prononcer ces mots,
Julián s'était dit que le chapelier avait attendu d'avoir perdu sa femme pour
l'aimer.
    – On n'aime véritablement
qu'une fois dans sa vie, Julián, même si on ne s'en rend pas compte à temps.
    Le chapelier, qui semblait
avoir entamé une course contre la montre pour conjurer toute une existence de
malchance, ne doutait pas que Penélope était cet amour unique dans la vie de
son fils et croyait, sans s'en rendre compte, que s'il l'aidait à la récupérer,
lui-même récupérerait quelque chose de ce qu'il avait perdu, dans ce vide qui
pesait sur tout son être avec l'acharnement d'une malédiction.
    Malgré tous ses efforts et à
son grand désespoir, Fortuny dut vite admettre qu'il ne subsistait aucune trace
de Penélope ni de sa famille dans tout Barcelone. Cet homme d'humble origine,
qui avait dû travailler toute sa vie pour se maintenir la tête hors de l'eau,
avait toujours accordé à l'argent et à la caste le privilège de l'immortalité.
Mais quinze années de ruine et de misère avaient suffi pour rayer de la face de
la terre les palais, les industries et les vestiges d'une dynastie. A la
mention du nom d'Aldaya, beaucoup reconnaissaient la musique du mot, mais
presque personne ne se rappelait ce qu'il signifiait. Le jour où Miquel Moliner
et Nuria Monfort s'étaient présentés au magasin, le chapelier avait été
persuadé qu'ils étaient des agents de Fumero. Nul ne lui arracherait à nouveau
son fils. Cette fois, Dieu tout-puissant, ce même Dieu qui toute sa vie avait
ignoré ses prières, pouvait bien descendre en personne des cieux, il se
chargerait lui-même, et avec joie, de lui arracher les yeux s'il osait encore
éloigner Julián du naufrage de sa vie.
    Le chapelier était l'homme que
le marchand de fleurs se rappelait avoir vu rôder quelques jours plus tôt près
de la villa de l'avenue du Tibidabo. Ce que le fleuriste avait interprété comme
de la mauvaise humeur n'était que la fermeté d'esprit de ceux qui, mieux vaut
tard que jamais, ont trouvé un but dans leur vie et le poursuivent avec la
férocité que donne le temps gaspillé. Hélas, le Seigneur n'avait pas voulu
écouter l'ultime prière de Fortuny, et celui-ci, désespéré, avait été incapable
de trouver ce qu'il cherchait : le salut de son fils, de lui-même, sous
les traits d'une jeune fille dont personne ne se souvenait et dont personne ne
savait rien. Combien d'âmes perdues Te faut-il, Seigneur, pour satisfaire Ton
appétit ? demandait le chapelier. Dieu, dans Son infini silence, le
regardait et restait impavide.
    – Je ne la trouve pas,
Julián... Je te jure que...
    – Ne vous désolez pas, père.
C'est une chose que je dois accomplir moi-même. Vous m'aviez aidé autant que
vous le pouviez.
    Cette nuit-là, Julián était
enfin sorti, à la recherche de Penélope.
     
     
    Miquel écoutait le récit de
son ami, ne sachant s'il s'agissait d'un miracle ou d'une malédiction. Il ne
prêta pas attention au serveur qui s'était dirigé vers le téléphone, avait
chuchoté en leur tournant le dos et surveillait l'entrée du coin de l'œil en
nettoyant les verres, zèle suspect dans un établissement où la saleté
s'épanouissait à son aise. Il ne lui vint pas à l'esprit que Fumero était
passé, comme dans des dizaines d'autres, dans ce café à un jet de pierre de la
villa Aldaya, et qu'il suffisait dès lors que Carax y mette le pied pour que
l'appel ne soit qu'une question de secondes. Quand la voiture de police
s'arrêta devant la porte et que le garçon disparut dans la cuisine, Miquel
ressentit seulement le calme froid et serein de la fatalité. Carax lut dans son
regard, et tous deux se retournèrent en même temps. Trois gabardines grises

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