L'ombre du vent
collectionneurs. Quelqu'un avait localisé un exemplaire égaré
d'une œuvre de Julián Carax. Il disparaissait quelques jours et revenait comme
un loup, empestant le brûlé et le dégoût.
Ce fut au cours d'une de ces
absences que je rencontrai le chapelier Fortuny, errant comme un halluciné dans
le cloître de la cathédrale. Il se souvenait encore de mon passage chez lui
deux ans plus tôt, avec Miquel, à la recherche de son fils Julián. Il m'entraîna
dans un coin et me confia qu'il savait que Julián était vivant, quelque part,
mais il supposait que son fils ne pouvait entrer en contact avec nous pour un
motif quelconque qu'il n'arrivait pas à discerner. « Quelque chose en
relation avec ce scélérat de Fumero. » Je lui dis que c'était aussi ma convi ction. Les années
de guerre étaient
très fructueuses po ur Fumero. Ses alliances changeaient tous les mois, des anarchistes aux communistes, et de ceux-ci à n'im porte qui
viendrait ensuite. Les uns et les autres le trai taient d'espion,
de mercenaire, de héros, d'assassin, de conspirateur, d'intrigant, de
sauveur ou de démiurge.
Il s’e n moquait. Tous le craignaient. Tous le voulaient dans leur camp.
Probablement trop occupé par les intrigues de Barcelone
en état de guerre, Fumero semblait avoir oublié Julián. Il
devait imaginer, comme le chapelier, qu'il avait pris
la fuite et se trouvait hors de portée.
M. Fortuny
me demanda si j'étais une amie longue date de son fils et je lui
répondis par
l'affirmative . Il me pria de lui parler de Julián, de l’homme qu’il était devenu,
parce que lui, m'avoua-t-il avec tristesse, ne le connaissait pas. Il me raconta qu'il avait ratissé
toutes les librairies de Barcelone à la recherche
de romans de Julián, mais qu'il était impossible de les
trouver. Quelqu'un lui avait rapporté qu'un fou
courait le monde pour les prendre et les brûler. Fortuny
était convaincu que le coupable n'était autre que Fumero. Je
le laissai à son illusion. Je mentis comme je pus, par pitié ou par dépit, je ne sais. Je lui dis que je
croyais que Julien était retourné à Paris, qu 'il allait
bien, et ajoutai que j'étais sûre qu'il aimait b eaucoup le
chapelier et reviendrait
chez lui dès que les circonstances le permettraient. « C'est cette guerre, gémissait-il,
qui pourrit tout. » Avant de nous séparer, il insista
pour me donner son adresse et celle de son épouse, Sophie, avec qui il
avait repris contact après des années de « malentendus ». Sophie vivait main tenant à
Bogota avec un prestigieux docteur, me dit-il. Elle dirigeait sa propre
école de musique et écrivait toujours en s'enquérant de Julián.
– C'est le
seul lien qui nous reste, vous comprenez. Le souvenir. On commet beaucoup
d'erreurs dans sa vie, mademoiselle, et on ne s'en rend compte que devenu vieux.
Dites-moi, avez-vous la foi ?
Je lui dis
au revoir en lui promettant de le tenir informé, ainsi que Sophie, si je
recevais des nouvelles de Julián.
– Rien ne
donnerait autant de bonheur à sa mère que de savoir comment il va. Vous, les
femmes, vous écoutez plus le cœur et moins la bêtise, conclut tristement le
chapelier. C'est pour ça que vous vivez plus longtemps.
J'avais eu
beau entendre quantité d'histoires scabreuses sur son compte, je ne pus me
retenir d'éprouver de la compassion pour ce pauvre vieux qui n'avait plus rien
à faire en ce monde qu'attendre le retour de son fils, et qui semblait vivre de
l'espoir de rattraper le temps perdu par la grâce d'un miracle opéré par les
saints qu'il allait prier avec une telle dévotion dans les chapelles de la
cathédrale. J'avais imaginé un ogre, un être vil dévoré de rancœur, mais il me
semblait un homme bon, borné peut-être, perdu comme tant d'autres. Est-ce parce
qu'il me rappelait mon propre père, qui se cachait de tous et de lui-même dans
son refuge de livres et d'ombres, ou parce que, sans nous le dire, nous étions
unis par le même désir de récupérer Julián ? Je le pris en affection et
devins son unique amie. A l'insu de Julián, j'allais souvent lui rendre visite
dans son appartement du boulevard San Antonio. Le chapelier ne travaillait
plus.
– Je n'ai
plus la main, je n'ai plus les yeux, je n'ai plus les clients... disait-il.
Il
m'attendait presque tous les jeudis et m'offrait du café, des biscuits
et des gâteaux qu’il goûtait à peine. Il passait des heures
à me parier de l'enfance de Julien,
quand ils travaillaient
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