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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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ensemble à la chapellerie,
en me montrant des photos. Il m'emmenait dans la chambre de Julián
qu'il maintenait immaculée comme un musée, et y sortait
de vieux cahiers, des objets insignifiants qu 'il révérait
comme des reliques d'une vie qui n'avait jamais existé, sans se rendre compte
qu'il me les avait déjà fait admirer les fois précédentes, qu'il m'avait déjà raconté toutes
ces histoires. Un jeudi comme les autres je croisai dans l'escalier un médecin
qui sortait de chez M. Fortuny. Je lui demandai comment
se portait le chapelier, et il me regarda d'un air soupçonneux.
    – Vous
êtes de la famille ?
    Je lui
répondis que j'étais la personne la plus proche du pauvre chapelier. Le médecin
me dit alors que Fortuny était très malade, qu'il n'en avait puis que pour
quelques mois.
    – De quoi
souffre-t-il ?
    – Je
pourrai vous dire que c'est du cœur, mais il meurt de solitude. Les souvenirs
sont pires que balles.
    Le
chapelier se réjouit de me voir et m'avoua qu'il n'avait pas confiance en ce
docteur. Les médecins sont des sorciers de pacotille, disait-il. Il avait été
toute sa vie un homme de profondes convictions religieuses, et la vieillesse
n'avait fait que les accentuer. Il voyait la main du démon partout.
Le démon, soupira-t-il, égare la raison et perd les hommes.
    – Voyez la
guerre. Voyez moi-même. Aujourd’hui je suis vieux et gentil, mais dans ma
jeunesse j'ai été très méchant et très lâche.
    Il ajouta
que c'était le diable qui lui avait pris Julián.
    – Dieu nous donne la vie, mais
c'est l'autre qui mène le monde...
    Nous passions l'après-midi à
mélanger considérations théologiques et lieux communs.
    Un jour, je dis à Julián que
s'il voulait revoir son père vivant, il fallait qu'il se hâte. J'appris alors
qu'il était allé lui aussi voir Fortuny, sans que celui-ci le sache. De loin,
au crépuscule, assis à l'autre bout d'une place, en train de vieillir. Julián
répliqua qu'il préférait que le vieil homme emporte le souvenir du fils qu'il
s'était fabriqué dans son esprit pendant toutes ces années, et non la réalité
de ce qu'il était devenu.
    – Celle-là, tu la gardes pour
moi, lui rétorquai-je, en regrettant aussitôt mes paroles.
    Il se tut, mais j'eus un
instant l'impression qu'il se rendait compte de l'enfer dans lequel il nous
avait enfermés. Les pronostics du médecin ne tardèrent pas à se confirmer. M.
Fortuny ne vit pas la fin de la guerre. On le trouva assis dans son fauteuil,
devant de vieilles photos de Sophie et de Julián. Mort sous les balles du
souvenir.
    Les derniers jours de la
guerre furent le prélude de l'enfer. La ville avait vécu les combats de loin,
comme une blessure endormie. Il y avait eu des mois de tergiversations et
d'affrontements, de bombardements et de faim. Toute la gamme des assassinats,
des luttes et des conspirations avait corrompu l'âme de la ville, mais, même
ainsi, beaucoup voulaient croire que la guerre continuait à se dérouler
ailleurs, que la tempête passerait au large. L'attente rendit l'inévitable
encore plus atroce, si c'est possible. Quand le mal se réveilla, il fut sans pitié. Rien n'alimente l'oubli comme
une guerre, Daniel. Nous nous taisons tous, en essayant de nous convaincre que
ce que nous avons vu, ce que nous avons tait, ce que nous avons appris de
nous-mêmes et des autres est une illusion, un cauchemar passager. Les guerres
sont sans mémoire, et nul n'a le courage de les dénoncer, jusqu'au jour où il
ne reste plus de voix pour dire la vérité, jusqu'au moment où l'on s'aperçoit
qu'elles sont de retour, avec un autre visage et sous un autre nom, pour
dévorer ceux qu'elles avaient laissés derrière elles.
    A cette époque, Julián n'avait
plus guère de livres à brûler. Ce passe-temps avait été repris par des mains
autrement compétentes que les siennes. Après la mort de son père, dont il ne
parla jamais, il ne fut plus qu'un invalide. La rage et la haine qui l'avaient
dévoré au début s'étaient éteintes. Nous vivions de rumeurs, reclus. Nous sûmes
que Fumero, après avoir trahi tous ceux qui l'avaient porté aux nues pendant la
guerre, était passé au service des vainqueurs. On disait qu'il exécutait
personnellement – en leur faisant sauter la cervelle d'une balle dans la bouche
– ses principaux alliés et protecteurs dans les cachots du fort de Montjuïc. La
mécanique de l'oubli commença de fonctionner le jour même où les armes se
turent. Durant

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