L'ombre du vent
Cabestany, et l'on pratiquait désormais une politique de
pardon, d'oubli le plus rapide possible des vieilles rivalités et des vieilles rancœurs.
Je vivais sous la menace perpétuelle de voir Fumero se remettre à fouiller
dans le passé et persécuter Julián. Parfois je me persuadais que c'était
impossible, qu'il devait le tenir pour mort ou l'avait chassé
de sa mémoire. Fumero n'était plus l'homme de main de jadis. Il était devenu un
personnage public, qui faisait carrière dans le régime et ne pouvait s e permettre le luxe de
poursuivre le fantôme de Julián Carax. D'autres fois je me réveillais au milieu
de la nuit, le cœur battant, couverte de sueur, en croyant que la police
frappait à la porte. Je redoutais qu'un voisin ne conçoive des soupçons à
propos de ce mari infirme qui ne sortait jamais et qui, souvent, pleurait ou
cognait aux murs comme un fou, et ne nous dénonce à la police. Je craignais que
Julián ne s'échappe à nouveau, décidé à reprendre sa chasse aux livres pour
brêler avec eux le peu qui restait de lui-même et effacer définitivement tout
indice de sa propre existence. A force d'avoir peur, j'oubliais que je
vieillissais, que la vie passait au large, que j'avais sacrifié ma jeunesse à
aimer un homme détruit, sans âme, à peine un spectre.
Mais les
années passèrent en paix. Plus le temps est vide, plus il défile vite. Les vies
privées de sens sont comme des trains qui ne s'arrêtent pas dans votre gaie.
Entre-temps, les cicatrices de la guerre se refermaient, de gré ou de force. Je
trouvai du travail dans quelques maisons d'édition. J'étais absente de chez moi
la plus grande partie de la journée. J'eus des amants sans nom, des visages
désespérés que
je rencontrais dans un cinéma ou dans le métro. Nous
échangions nos solitudes . Ensuite, de façon
absurde, j'étais dévorée de culpabilité et, en voyant Julián, les larmes me
montaient aux yeux : je me jurais de ne plus jamais le
trahir, comme si je lui devais quelque chose. Dans l'autobus, dans la
rue, je me surprenais à regarder d'autres femmes, plus jeunes que moi, qui
tenaient des enfants par la main. Elles semblaient heureuses, ou
sereines : on eût dit que, dans leur insuffisance, ces petits êtres
remplissaient tous les vides restés sans réponse. Alors je me souvenais des
jours ou, dans mes rêves, j 'avais pu m’imaginer être une de
ces femme, un enfant dans les bras – un enfant de Julián, Puis je me rappelais la guerre :
ceux qui la faisaient avaient été aussi des enfants.
Je
commençais à croire que le monde nous avait oubliés, quand un individu se
présenta à
la maison. C’ était un jeune homme, presque
imberbe, un débutant qui rougissait en affrontant mon regard. Il venait me
poser des questions sur M. Miquel Moliner, sous prétexte d'une mise à jour de
routine des archives de l'association des journalistes, il me dit que M.
Moliner pouvait peut-être bénéficier d'une pension mensuelle, mais que, pour
l'obtenir, il fallait réunir un certain nombre de renseignements. Je lui
expliquai que M. Moliner ne vivait plus là depuis le début de la guerre,
qu'il était parti à l'étranger. Il se répandit en regrets et repartit avec son
sourire huileux et son acné de mouchard novice. Je sus qu'il fallait impérativement faire
disparaître Julián chez moi la nuit même. Julián était alors réduit à presque
rien. Il était docile comme un entant, et toute sa vie semblait dépendre des moments
que nous passions ensemble certains soirs à écouter de la musique à la radio,
pendant que je lui laissais me prendre la main et me la caresser en silence.
La nuit même, donc, munie des
clefs de l’appartement du boulevard San Antonio que l'administrateur de biens
avait remises à l'inexistant Me Requejo, j'accompagnai Julián dans la maison où
il avait grandi. Je l'installai dans sa chambre et lui promis de revenir le
lendemain en disant que nous devions être très vigilants.
– Fumero te cherche de
nouveau.
Il acquiesça vaguement, comme
s'il ne se souvenait de rien, ou comme si l'existence de Fumero lui était
indifférente. Nous passâmes plusieurs semaines ainsi. Je venais le voir après minuit. Je lui demandais ce
qu'il avait fait dans la journée, et il me regardait sans comprendre. Nous
restions enlacés le reste de la nuit, et je partais au petit matin en lui
promettant de revenir plus vite possible. En m'en allant, je fermais la porte à
clef. Julián n'avait pas de
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