L'ombre du vent
travailler coiffée d'un chignon et
sans maquillage. Malgré mes efforts, Sanmarti ne cessait de m'accabler de ses
avances, toujours accompagnées de ce sourire visqueux et gangrené de mépris,
caractéristique des eunuques tout-puissants qui pendent comme des saucissons putréfiés de
l'échelon le plus élevé de toute entreprise. Je décrochai deux ou trois
entretiens d'embauche dans d'autres maisons, mais, chaque fois, je finissais
par me trouver devant une nouvelle version de Sanmarti. Ils poussaient comme
des champignons dans le fumier sur lequel sont édifiées les sociétés. L'un
d'eux prit la peine d'appeler Sanmarti pour le prévenir que Nuria Monfort
cherchait un emploi derrière son dos. Sanmarti me convoqua dans son bureau,
blessé par mon ingratitude. Il me passa la main sur la joue et esquissa une
caresse. Ses doigts puaient le tabac et la sueur. Je devins livide.
– Écoute, si tu n'es pas contente, il te suffit de me le
dire. Que puis-je faire pour améliorer tes conditions travail ? Tu sais
que je t'apprécie, et ça me fait de peine d'apprendre par d'autres que tu veux
me quitter. Si nous allions dîner tous les deux pour faire la paix ?
J'écartai sa main de mon
visage, sans pouvoir cacher davantage mon dégoût.
– Je dois avouer que tu me
déçois, Nuria. Tu n'as pas l'esprit d'équipe, et tu ne crois pas au projet de
cette entreprise.
Mercedes m'avait prévenue que,
tôt ou tard, cela devait arriver. Quelques jours après, Sanmarti, aussi
compétent en grammaire qu'un orang-outang, se mit à me renvoyer tous les
manuscrits que j'avais corrigés prétendant qu'ils débordaient d'erreurs.
Presque chaque soir, je restais au bureau jusqu'à dix ou onze heures, pour
remanier des pages et des pages couvertes de ratures et de ses commentaires.
– Trop de verbes au passé. C'est mort, sans nerf… On ne met
pas l'infinitif après un point-virgule, Tout monde sait ça...
Certains soirs, Sanmarti
s'attardait, lui aussi, dans son bureau. Mercedes essayait de rester mais,
souvent, il la renvoyait chez elle. Et dès que nous étions seuls, il sortait de
sa tanière et venait me voir.
– Tu travailles trop, ma
petite Nuria, Le travail n'est pas tout. Il faut aussi s'amuser. Et puis tu es
encore jeune. Seulement la jeunesse passe vite, et nous ne savons pas toujours
en tirer parti.
Il s'asseyait sur le bord de
ma table et me fixait du regard. Parfois il se postait derrière moi et restait
là quelques minutes. Je sentais son haleine fétide sur mes cheveux. Ou alors il
posait ses mains sur mes épaules.
– Tu es tendue, ma fille.
Décontracte-toi.
Je tremblais, voulais crier,
prendre mes jambes à mon cou et ne plus jamais revenir, mais j'avais besoin de
cet emploi et du salaire misérable qu'il me procurait. Un soir, après le rite
du massage, Sanmarti se mit à me tripoter avec avidité.
– Un jour, tu me feras perdre
la tête, gémissait-il.
Je m'échappai de ses griffes,
attrapai mon manteau et mon sac, et courus vers la sortie. Sanmarti
s'esclaffait dans mon dos. Au bas de l'escalier, je me heurtai à une forme
obscure qui semblait glisser dans le hall sans tou cher le sol.
– Eh bien, vous en faites
une tête, madame Moliner...
L'inspecteur Fumero m'offrit
son sourire de reptile.
– Ne me dites pas que vous
travaillez pour mon ami Sanmarti ! U est comme moi : le meilleur dans
sa partie. Et dites-moi, comment va votre mari ?
Je sus que mes jours étaient
comptés. Le lendemain, la rumeur courut au bureau que Nuria
Monfort était
une « gouine » : la preuve, elle restait insensible aux charmes et aux émanations alliacées
de M. Pedro Sanmarti et faisait la cour à Mercedes Pietro. Plus d'un jeune
cadre soucieux de son avenir dans la maison assurait avoir vu à plusieurs
reprises « cette paire de salopes » se bécoter dans les archives. Ce
soir-là, à la sortie, Mercedes me demanda si nous pouvions discuter un moment.
Elle n'osait pas me regarder en face. Nous allâmes au café sans échanger une
parole. Là Mercedes me dit que Sanmarti l'avait prévenue qu'il voyait notre
amitié d'un mauvais œil, que la police lui avait donné des renseignements sur
moi, sur mon passé supposé de militante communiste.
– Nuria, je ne peux pas
perdre ce poste, besoin pour m'occuper de mon fils...
Elle éclata en sanglots,
écrasée par la honte et l'humiliation, vieillissant à chaque seconde.
– Ne t'inquiète pas,
Mercedes. Je comprends, dis- je.
– Cet homme, Fumero,
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