L'ombre du vent
vogue à l'époque,
il baragouinait l'anglais avec l'accent de
Vilanova i La Geltrú, convaincu que c'était la langue de l'avenir, et ponctuait
ses discours d' Okay .
La maison
(que Sanmarti avait baptisée du nom étrange d’« Endymion » parce
qu'il trouvait que ça faisait savant et donc que c'était bon pour le
tiroir-caisse) publiait des catéchismes, des manuels de savoir-vivre et une
collection de romans édifiants à l’eau de rose dont les personnages étaient des
bonnes sœurs caricaturales, des infirmières de la Croix-Rouge pleines
d'abnégation et des fonctionnaires heureux d'exercer leur métier comme un
apostolat. Nous éditions aussi une
série de comics de l'armée américaine intitulée Commando Courage , qui faisait un tabac parmi la jeunesse avide de héros dont
la mine florissante prouvait qu'ils mangeaient de la viande tous les jours. Je
m'étais fait une amie dans la maison, la secrétaire de Sanmarti, une veuve de
guerre nommée Mercedes
Pietro, avec qui je me sentais en parfaite affinité : un regard, un
sourire nous suffisaient pour nous comprendre. Nous possédions, Mercedes et moi, bien
des points communs : deux femmes à la dérive, vivant dans la seule compagn ie d'hommes morts ou qui survivaient
en se cachant du monde. Mercedes avait un fils de sept ans, souffrant de dystrophie
musculaire, auquel elle consacrait tous ses instants de liberté. A trente et un
ans, on pouvait lire sa vie dans ses rides. Au cours de ces années, Mercedes
fut la seule personne à qui je me suis sentie tentée d'ouvrir mon cœur et de
tout dire.
C'est elle qui me raconta que
Sanmarti était l'ami intime de l'inspecteur Francisco Javier Fumero, de plus en
plus couvert d'honneurs. Tous deux faisaient partie d'un cercle d'individus,
surgi des cendres de la guerre, qui s'élargissait comme une toile d'araignée en
s'étendant, inexorable, sur toute la ville. Un beau jour, Fumero se présenta à
la maison d'édition. Il venait chercher son cher ami Sanmarti pour aller
déjeuner. Invoquant une excuse quelconque, je me dissimulai dans la pièce des
archives jusqu'à leur départ. Quand je revins à mon bureau, Mercedes me lança
un regard qui disait tout. Dès lors, chaque fois que Fumero apparaissait dans
les locaux des éditions, elle me prévenait pour que je disparaisse.
Il ne se passait pas de jour
sans que Sanmarti essaie de m'emmener dîner, de m'inviter au théâtre ou au
cinéma, sous le premier prétexte venu. Je lui répondais toujours que mon mari
m'attendait et que sa femme devait s'inquiéter, qu'il se faisait tard. Mme
Sanmarti, qui faisait figure de meuble ou de paquet de linge et que son mari
plaçait beaucoup plus bas dans l'échelle de ses affections que l'obligatoire
Bugatti, semblait avoir perdu tout rôle dans leur union, une fois la fortune du
beau-père passée aux mains du gendre. Mercedes m'avait mise au parfum.
Sanmarti, qui jouissait d'une faculté de concentration limitée dans l'espace et
dans le temps, aimait la chair fraîche et à portée de main en exerçant ses
talents de don Juan sur les nouvelles venues, ce qui était mon
cas. Il employait toutes les ficelles pour lier conversation avec moi.
– On m'a dit que
ton mari, ce Moliner, est écrivain... Ça l'intéresserait peut-être de faire un
livre sur mon ami Fumero. J'ai déjà le titre : Fumero, terreur des criminels ou
la Loi de la rue. Qu'est-ce que tu en penses, ma
petite Nuria ?
– Je vous remercie beaucoup, monsieur Sanmarti, mais Miquel est plongé
dans la rédaction d'un roman, et je ne crois pas qu'il puisse en ce moment...
Sanmarti
riait aux éclats.
– Un roman ?
Grand Dieu, ma petite Nuria... Le roman, c'est mort et enterré. Un ami qui
revient de New York me le disait justement l'autre jour. Les Américains ont
inventé un machin qu'ils appellent télévision et qui sera comme le cinéma, mais
chez soi. On n'aura plus besoin de livres, ni de messe, ni de rien... Dis à ton
mari de laisser tomber les romans. Si au moins il avait un nom, s'il était
footballeur ou torero... Ecoute, pourquoi ne pas prendre la Bugatti pour aller
manger une paella à Castelldefels et discuter de tout ça ? Tu dois agir en
femme de tête... Tu sais que j'aimerais beaucoup t'aider. Et ton petit mari
avec toi. Tu sais aussi que dans ce pays, sans protections, on n’arrive à rien.
Je me mis
à m'habiller comme une veuve éternelle ou une de ces femmes qui confondent
lumière du soleil et péché mortel. Je venais
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