L'ombre du vent
discuté
pendant des heures. Il m'a parlé de Pénélope, de Nuria... et surtout de toi, de
nous deux. Il m'a dit que je devais t'apprendre à l'oublier...
– Où
est-il en ce moment ?
– En bas.
Dans la bibliothèque. Il m'a confié qu'il attendait un visiteur, en me demandant
de ne pas bouger d'ici.
– Qui
attend-il ?
– Je ne
sais pas. Il a juste dit que ce visiteur viendrait avec toi, que tu
l'amènerais...
Quand
j'allai inspecter le couloir, on entendait déjà les pas au bas du grand
escalier. Je reconnus l’ombre qui se répandait sur les murs comme une toile
d'araignée, la gabardine noire, le chapeau enfoncé à la manière d'une cagoule
et, dans la main, le revolver luisant telle une faux. Fumero. Il m'avait
toujours rappelé quelqu'un, ou quelque chose, mais ce fut seulement à cet
instant que je compris quoi.
4
J'éteignis
les bougies avec les doigts et fis signe à Bea de garder le silence. Elle me
saisit la main et m'adressa un regard interrogateur. On entendait les pas lents
de Fumero au-dessous de nous. Je ramenai Bea à l'intérieur de la chambre et lui
fis signe de rester là, cachée derrière la porte.
– Ne sors
pas d'ici, quoi qu'il arrive, chuchotai-je.
– Ne
m'abandonne pas maintenant, Daniel. S'il te plaît.
– Je dois
prévenir Carax.
Bea
m'implora des yeux, mais je ne cédai pas et retournai dans le couloir. Je me
glissai jusqu'au débouché du grand escalier. Plus trace de l'ombre de Fumero,
ni de ses pas. Il avait dû s'arrêter quelque part dans l'obscurité, immobile.
Patient. Je regagnai le couloir et suivis la galerie qui desservait les
chambres, jusqu'à la façade principale de la villa. Une fenêtre obstruée par la
glace laissait filtrer quatre rais de lumière bleutée, troubles comme de l'eau
stagnante. Je m'en approchai et aperçus une voiture noire stationnée devant la
grande grille. Je reconnus la voiture du lieutenant Palacios. La braise d'une
cigarette dénonçait sa présence au volant. Je revins lentement jusqu'à
l'escalier et le descendis marche après marche avec d'infi nies précautions. Je m'arrêtai à mi-chemin et scrutai les ténèbres qui
noyaient le rez-de-chaussée.
Fumero avait laissé la porte grande ouverte derrière lui. Le vent avait
éteint les bougies et crachait des tourbillons de neige. Les feuilles mortes
gelées dansaient sous le porche, flottant dans un tunnel de clarté floconneuse
qui s'infiltrait dans les mines de la villa. Je descendis encore quatre
marches, en me collant au mur. Je distinguai une partie de la verrière de la
bibliothèque. Je ne détectais toujours pas Fumero. Je me demandais s'il était descendu
dans la cave ou dans la crypte. La neige poudreuse qui pénétrait du dehors
avait effacé ses traces. Je me glissai jusqu'au bas de l'escalier et jetai un
coup d'oeil dans le couloir menant à l'entrée. Le vent glacé me cingla la face.
La griffe de l'ange immergé dans le bassin se dessinait dans les ténèbres.
L'entrée de la bibliothèque était à une dizaine de mètres du pied de
l'escalier. L'antichambre qui y menait était plongée dans l'obscurité. Je
compris que Fumero pouvait être à quelques mètres à peine, en train de me
guetter, sans que je puisse le voir. Je scrutai l'ombre, impénétrable comme
l'eau d'un puits. Je respirai profondément et me forçai à traverser à
l'aveuglette la distance qui me séparait du seuil de la bibliothèque.
Il régnait dans le grand salon ovale une clarté avare et embrumée,
criblée de zones d'ombre projetées par la neige qui se répandait comme de la
gélatine derrière les volets. Je parcourus du regard les murs nus, cherchant
Fumero, posté peut-être à l'entrée. Un objet saillait du mur à moins de deux
mètres de moi, sur ma droite. Un instant, il me sembla qu'il bougeait, mais
c'était seulement le reflet de la lune sur la lame. Un couteau, peut être un
poignard à double tranchant, était planté là. Il clouait un rectangle de carton
ou de papier. Je m'approchai et reconnus l'image ainsi fixée. Une photo, copie
de celle qu'un inconnu avait laissée à demi brûlée sur le comptoir de la
librairie. Julián et Pénélope, à peine adolescents, y souriaient à une vie dont
ils ne savaient pas encore qu'elle les avait abandonnés. La pointe du couteau
traversait la poitrine de Julián. Je compris alors que ce n'était pas Laín
Coubert, ou Julián Carax, qui avait déposé cette photo comme une invitation.
C'était Fumero. Il
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