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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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nous
devons la vie et plus encore. Les mauvaises langues le qualifieraient de
garçonnière, mais pour nous c'est un sanctuaire.
    Je tentai
de me redresser. La douleur à l'oreille était devenue un battement lancinant.
    – Est-ce
que je vais rester sourd ?
    – Sourd,
je ne sais pas, mais pour un peu vous restiez à demi mongolien. Cet énergumène
de M. Aguilar a bien failli vous réduire les méninges en
bouillie.
    – Ce n'est
pas M. Aguilar qui m'a frappé. C’est Tomás.
    –
Tomás ? Votre ami l'inventeur ?
    Je fis un
signe affirmatif.
    – Vous
avez dû le provoquer.
    – Bea
s'est enfuie de chez elle... commençai-je.
    Fermín
fronça les sourcils.
    –
Continuez.
    – Elle est
enceinte.
    Fermín m'observait,
abasourdi. Pour une fois, son expression était sévère et impénétrable.
    – Ne me
regardez pas ainsi, Fermín, je vous en supplie.
    – Que
voulez-vous que je fasse ? Que je me mette à chanter ?
    J'essayai
de nouveau de me lever, mais la douleur et les mains de Fermín m'en
empêchèrent.
    – Il faut
que je la retrouve, Fermín.
    – Du
calme. Vous n'êtes pas en état d'aller vous promener. Dites-moi où est la jeune
personne, et j'irai la chercher.
    – Je ne
sais pas où elle est.
    – Je vous
serais reconnaissant d'être un peu plus précis.
    M.
Federico apparut à la porte avec un bol de bouillon fumant. Il m'adressa un
sourire chaleureux.
    – Comment
te sens-tu, Daniel ?
    – Beaucoup
mieux, monsieur Federico, merci.
    – Prends
ces deux cachets.
    Il
échangea un bref regard avec Fermín qui acquiesça.
    – C'est
contre la douleur.
    J’avalai
les cachets avec le bouillon qui sentait le xérès. M. Federico, prodige de
discrétion, quitta la chambre et referma la porte. C'est alors que je m'aperçus
que Fermín serrait contre lui le manuscrit de Monfort. La pendule de la table
de nuit sonnait une heure. De l'après-midi, supposai-je.
    – Il neige
toujours ?
    – Neiger
est un euphémisme. C'est un déluge de flocons.
    – Vous
l'avez lu ? demandai-je.
    Fermín se
borna à hocher la
tête.
    – Il faut
que je trouve Bea avant qu'il ne soit trop tard. Je crois savoir où elle est.
    Je m'assis
sur le lit en repoussant les bras de Fermín. Je regardai autour de moi. Les
murs ondulaient telles des algues au fond d'un bassin. Le plafond fuyait comme
emporté par la bourrasque. J'eus du mal à tenir debout. Fermín me remit au lit
sans effort.
    – Vous
n'irez nulle part, Daniel.
    – C'était
quoi, ces cachets ?
    – Le philtre de Morphée. Vous allez
dormir comme une pierre.
    – Non, c'est impossible...
    Je
continuai de balbutier jusqu'à ce que mes paupières succombent inexorablement,
et le monde avec. Mon sommeil fut noir et vide, un tunnel. Le sommeil des
coupables.
     
     
    Le
crépuscule tombait quand la dalle de cette léthargie commença de se
désintégrer. J'ouvris les yeux sur une chambre obscure, veillé par deux bougies
qui agonisaient sur la table de nuit. Fermín, affalé dans le fauteuil du coin,
ronflait avec la fureur d'un homme trois fois plus gros que lui. A ses pieds,
pages éparpillées, gisait le manuscrit de Nuria Monfort. Dans ma tête, la
douleur avait diminué pour devenir une palpitation lente et chaude. Je me
glissai silencieusement de la pièce et me retrouvai dans un petit salon avec un
balcon et une porte qui semblait donner sur l'escalier. Mon manteau et mes
chaussures étaient posés sur une chaise. Une lumière pourpre pénétrait par la
fenêtre mouchetée de reflets irisés. J'allai au balcon et constatai qu'il
neigeait toujours. On pouvait apercevoir les toits de la moitié de Barcelone
comme une mosaïque de blanc et de rouge. On distinguait au loin les tours de
l'école industrielle qui perçaient la brume accrochée aux dernières lueurs du
soleil. La vitre était couverte de givre. Je posai l'index sur le verre et
écrivis :
     
     
    Je vais chercher Bea. Ne me suivez pas. Je reviendrai
bientôt.
     
     
    La
certitude s'était imposée dès le réveil, comme si un inconnu m'avait chuchoté
la vérité pendant mon sommeil. Je sortis sur le palier et me précipitai dans
l'escalier vers la porte de l'immeuble. La rue Urgel était un fleuve de sable
luisant d'où émergeaient réverbères et arbres comme des mâts de neige solide.
Le vent crachait les flocons par rafales. J'allai jusqu'à la station de métro
Hospital Clínico et plongeai dans des souterrains de buée et de touffeur
dégagées par des hordes de Barcelonais. Ils avaient

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