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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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jeta
deux minces couvertures sur mes épaules et me donna un bol d'une mixture
fumante qui sentait le chocolat et le ratafia.
    – Vous me
disiez que Carax...
    – Ça se
résume à peu de chose. La première personne qui m'a parlé de Carax est Toni
Cabestany, l'éditeur. Cela remonte à une vingtaine d'années, quand sa maison
existait encore. Chaque fois qu'il revenait d'un de ses voyages à Londres,
Paris ou Vienne, Cabestany passait ici et nous faisions un brin de causette.
Nous étions tous deux veufs, et il se plaignait que nous soyons à présent
mariés avec les livres, moi les livres anciens, lui les livres de comptes. Nous
étions bons amis. Lors d'une de ses visites, il m'a raconté qu'il venait
d'acquérir pour quatre sous les droits en langue espagnole des romans d'un
certain Julián Carax, un Barcelonais vivant à Paris. Ce devait être en 1928 ou
1929. Apparemment, Carax était pianiste la nuit dans un lieu mal famé de
Pigalle, et il écrivait le jour dans une mansarde misérable du quartier
Saint-Germain. Paris est la seule ville du monde où mourir de faim est encore
considéré comme un art. Carax avait publié en France quelques romans qui
avaient été un fiasco total. Personne n'aurait misé un sou sur lui, et
Cabestany a toujours aimé acheter à bas prix.
    – Mais
Carax écrivait-il en espagnol ou en français ?
    – Allez
savoir. Probablement les deux. Sa mère était française, professeur de musique,
je crois, et il vivait à Paris depuis l'âge de dix-neuf ou vingt ans. Cabestany
disait que les manuscrits qu'il recevait de Carax étaient en espagnol.
Traduction ou texte original, il ne faisait pas la différence. La langue
préférée de Cabestany était la peseta, le reste il s'en fichait. Il pensait
qu'avec peu de chance il arriverait peut-être à placer quelques milliers
d'exemplaires sur le marché espagnol.
    – Et il y
est parvenu ?
    Isaac
fronça les sourcils et me reversa un peu de son breuvage réparateur.
    – Il me
semble bien que sa meilleure vente, La Maison
rouge, a atteint quatre-vingt-dix exemplaires.
    – Pourtant
il a continué à publier Carax, en perdant de l'argent.
    – C'est
vrai. Je ne sais vraiment pas pourquoi Cabestany n'était pas précisément un
romantique. Mais tout homme a ses secrets... Entre 1928 et 1936, il a édité
huit romans de Carax. En réalité, Cabestany faisait son beurre avec les
catéchismes et une série feuilletons à l'eau de rose où sévissait une héroïne
de province, Violeta LaFleur, qui se vendait très bien dans les kiosques. Je
suppose qu'il publiait Carax pour le plaisir, ou pour faire mentir Darwin.
    – Qu'est
devenu M. Cabestany ?
    Isaac
soupira et leva les yeux au plafond.
    – L'âge
finit toujours par nous présenter sa facture. Il est tombé malade et a eu des
problèmes d'argent. En 1936, son fils aîné a pris la direction des éditions, il
était du genre à ne pas savoir lire la taille de son caleçon. L'entreprise a
sombré en moins d'un an. Heureusement, Cabestany n'a pas vu ce que ses
successeurs faisaient des fruits de toute
une vie de travail, ni ce que la guerre infligeait au pays. Il a été emporté
par une embolie la nuit de la Toussaint, un havane à la bouche et une jeunette
de vingt-cinq ans sur les genoux. Le fils n’était pas fait de la même étoffe.
Arrogant comme seuls peuvent l'être les imbéciles. Sa première grande idée a
été d'essayer de vendre tout le stock des livres figurant au catalogue de la
maison d'édition, l'héritage de son père pour le transformer en pâte à papier,
ou quelque chose comme ça. Un ami, un autre benêt avec villa à Caldetas et
Bugatti, l'avait convaincu que les romans-photos d'amour et Mein Kampf se vendraient comme des petits pains et qu'ils auraient besoin d'un
énorme tas de cellulose pour satisfaire la demande.
    – Il l'a
fait ?
    – Il n'en
a pas eu le temps. Il venait juste de prendre la direction de la maison quand
un individu s'est présenté avec une offre très généreuse. Il voulait acquérir
tout le stock des romans de Julián Carax qui existaient encore et en offrait
trois fois le prix du marché.
    – Inutile
de m'en dire plus. C'était pour les brûler ? murmurai-je.
    – C'est
bien ça. Et vous qui faisiez l'idiot, en posant des questions et en faisant
semblant de ne rien savoir...
    – Qui
était cet individu ? demandai-je.
    – Un
certain Aubert, ou Coubert, je ne me souviens Pas bien.
    – Laín
Coubert ?
    – Ça vous
rappelle quelque

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