L'ombre du vent
chose ?
– C’est le
nom d'un personnage de L'Ombre du Vent, le dernier
roman de Carax.
Isaac
fronça de nouveau les sourcils.
– Un
personnage de fiction ?
– Dans le
roman, Laín Coubert est le nom qu'emprunte le diable.
– Un peu
théâtral, à mon avis. En tout cas, il avait le sens de l'humour, estima Isaac.
Moi qui
gardais encore tout frais le souvenir de ma rencontre avec ce personnage, je ne
voyais là rien de plaisant, mais je gardai mon opinion pour plus tard.
– Cet
individu, Coubert, ou quel que soit son nom, il avait le visage brûlé, il était
défiguré ?
Isaac
m'observa avec un sourire mi-ironique mi-inquiet.
– Je n'en
ai pas la moindre idée. La personne qui m'a rapporté l'histoire ne l'a pas vu.
Elle ne l'a apprise que parce que Cabestany fils a tout raconté le lendemain à
sa secrétaire. Il n'a pas parlé de visage brûlé. Vous voulez dire que tout ça
ne sort pas d'un roman-feuilleton ?
Je hochai
la tête, comme si c'était sans importance.
– Comment
cela s'est-il terminé ? Le fils de l'éditeur a vendu les livres à
Coubert ? demandai-je.
– Ce
crétin a voulu faire le malin. Il a demandé plus cher que ce que proposait
Coubert, et celui-ci a retiré son offre. Quelques jours plus tard, l'entrepôt
des éditions Cabestany à Pueblo Nuevo était réduit en cendres, un peu après
minuit. Et gratuitement.
Je
soupirai.
– Qu'est-il
arrivé aux livres de Carax ? Ils ont disparu dans l'incendie ?
– Presque
tous. Par chance, la secrétaire de Cabestany, en entendant la proposition,
avait eu un pressentiment : à ses risques et périls, elle était allée à
l'entrepôt et avait emporté chez elle un exemplaire de chaque roman de Carax.
C'était elle qui s'occupait de toute la correspondance avec lui et, au fil des
ans, une certaine amitié s'était développée entre eux. Elle s'appelait Nuria,
et je crois que c'était la seule personne aux éditions et probablement dans
tout Barcelone qui lisait les romans de Carax. Nuria a une faiblesse pour les
causes perdues. Toute petite, déjà, elle recueillait des animaux égarés dans la
rue et les ramenait à la maison. Avec le temps, elle s'est mise à adopter des
romanciers maudits, peut-être parce que son père avait voulu en être un et n'y
est jamais arrivé.
– On
dirait que vous la connaissez bien. Isaac adoucit son sourire de diable
boiteux.
– Mieux
qu'elle ne le croit elle-même. C'est ma fille.
Je restai silencieux
et dubitatif. Plus j'en apprenais, plus je me sentais perdu.
– D'après
ce que j'ai compris, Carax est revenu à Barcelone en 1936. Certains disent
qu'il y est mort. Avait-il encore de la famille ? Quelqu'un qui saurait
quelque chose à son sujet ?
Isaac
soupira.
– Allez
savoir. Les parents de Carax étaient séparés depuis longtemps, je crois. La
mère avait émigré en Amérique du Sud, où elle s'était remariée. D'après mes
informations, il ne parlait plus à son père depuis qu'il était parti pour
Paris.
–
Pourquoi ?
– Comment
le saurais-je ? Les gens se compliquent la vie, comme si elle ne l'était
pas déjà assez comme ça.
–
Savez-vous s'il est toujours vivant ?
– Je
l'espère. Il était plus jeune que moi. Mais je sors peu, et cela fait des
années que je ne lis plus les notices nécrologiques, parce que les
connaissances tombent comme des mouches et, pour tout dire, ça me donne le
cafard. A propos, Carax était le nom de la mère. Le père s'appelait Fortuny. Il
avait un magasin de chapeaux sur le boulevard San Antonio et, à ce que je
sais, il ne s'entendait guère avec son fils.
– Il se
pourrait donc que, de retour à Barcelone,
Carax ait essayé de voir votre fille Nuria, puisqu'ils entretenaient une
certaine amitié, alors qu'il n'était pas en bons termes avec son père ?
Isaac eut
un rire amer.
– Je suis
probablement la personne la moins bien. placée pour le savoir. Après tout, je
suis son père. Je sais qu'une fois, en 1932 ou 1933, Nuria est allée à Paris
pour les affaires de Cabestany et qu'elle a logé une quinzaine de jours chez
Julián Carax. C'est Cabestany qui me l'a dit, car elle m'avait raconté qu'elle
était descendue à l'hôtel. A l'époque, ma fille
était célibataire, et j'avais dans l'idée que Carax s'était un peu amouraché
d'elle. Ma Nuria est de ces filles qui brisent les cœurs rien qu'en entrant
dans un magasin.
– Vous
voulez dire qu'ils étaient amants ?
– Toujours
le roman-feuilleton, hein ?
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