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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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choses-là restent
dans le cœur de chacun, et elle est maintenant une femme mariée. Moi, à votre
âge, j'avais une petite amie. Elle s'appelait Teresita Boadas, et elle cousait
des tabliers aux ateliers des textiles Santamaria de la rue Comercio. Elle
avait seize ans, deux de moins que moi, et c'était la première femme dont je
tombais amoureux. Ne faites pas cette tête, je sais que vous, les jeunes, vous
vous imaginez que les vieux n'ont jamais été amoureux. Le père de Teresita
vendait de la glace sur une petite charrette au marché du Borne, et il était
muet de naissance. Vous ne pouvez pas savoir la peur que j'ai eue le jour où je
lui ai demandé la main de sa fille, quand il est resté cinq minutes à me
dévisager fixement, sans détourner le regard, et le pic à glace à la main.
J'économisais déjà depuis deux ans pour acheter une alliance, quand Teresita
est tombée malade. On m'a dit que c'était quelque chose qu'elle avait attrapé à
l'atelier. En six mois, la tuberculose me l'a emportée. Je me souviens encore
des gémissements du muet, le jour où nous l'avons enterrée au cimetière de
Pueblo Nuevo.
    Isaac se
réfugia dans un profond silence. Je n'osais même pas respirer. Après un temps,
il releva les yeux et me sourit.
    – Je vous
parle de choses qui remontent à cinquante-cinq ans, et ça ne devrait plus rien
me faire. Mais pour être sincère, je me souviens d'elle chaque jour, des
promenades que nous faisions jusqu'aux vestiges de l'Exposition universelle de
1888, et de la manière dont elle se moquait de moi quand je lui lisais les
poèmes écrits dans l'arrière-boutique de la charcuterie-épicerie de mon oncle
Leopoldo. Je me rappelle même le visage d'une gitane qui nous a lu les lignes
de la main sur la plage du Bogatell et nous a annoncé que nous resterions
ensemble toute notre vie. A sa manière, elle ne mentait pas. Que puis-je vous
dire ? Eh bien oui, je crois que Nuria se souvient de cet homme, même si
elle ne l'avoue pas. Et la vérité, c'est que je ne le pardonnerai jamais à
Carax. Vous, vous êtes encore jeune, mais je sais, moi, combien ces choses font
souffrir. Si vous voulez mon opinion, Carax était un voleur de cœurs, et il a
emporté celui de ma fille dans la tombe ou en enfer. Je vous demande seulement
une faveur, si vous la rencontrez et si vous parlez avec elle : vous me
direz comment elle va. Voyez si elle est heureuse. Et si elle a pardonné à son
père.
     
     
    Peu avant
l'aube, à la seule lumière d'une lampe à huile, je pénétrai de nouveau dans le
Cimetière des Livres Oubliés. Ce faisant, j'imaginais la fille d'Isaac
parcourant ces mêmes couloirs obscurs et interminables avec une détermination
pareille à celle qui me guidait : sauver le livre. Au début, je crus que
je me souvenais de la route que j'avais suivie lors de ma première visite ma
main dans celle de mon père, mais je compris vite que les
détours du labyrinthe se perdaient en volutes qui défiaient toute mémoire.
Trois fois je tentai de suivre un trajet que je croyais me rappeler, et trois
fois le labyrinthe me ramena à mon point de départ. Isaac m'y pendait, un
sourire aux lèvres.
    – Vous
pensez venir le reprendre un jour ? questionna-t-il
    – Bien
sûr.
    – Dans ce
cas, vous devriez peut-être employer une petite ruse.
    – Une
ruse ?
    – Jeune
homme, vous êtes un peu dur de la comprenette, non ? Souvenez-vous du
Minotaure.
    Je mis
quelques secondes à comprendre sa suggestion. Isaac sortit un vieux canif de sa
poche et me le tendit.
    – Gravez
une petite marque à chaque tournant, une encoche que vous serez seul à
connaître. La boiserie est ancienne, et elle a tant de griffures et de stries
que personne ne s'en apercevra, à moins de savoir ce qu'il cherche...
    Je suivis
son conseil et entrai derechef dans le cœur de la structure. Chaque fois que
mon chemin tournait, je m'arrêtais pour marquer d'un C et d'un X les rayons du
corridor que j'empruntais. Vingt minutes plus tard, j'étais complètement perdu
dans les entrailles de la tour, et l'endroit où j'allais enfouir le roman se
révéla à moi par hasard. J'aperçus sur ma droite une rangée de volumes traitant
des biens inaliénables, dus à la plume du célèbre Jovellanos. A mes yeux
d'adolescent, semblable camouflage devait dissuader les esprits les Plus
retors. J'en sortis plusieurs et inspectai la seconde rangée cachée derrière
ces remparts de prose granitique. Dans des nuages de poussière,

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