L'ombre du vent
Écoutez, je ne me suis jamais mêlé de la vie
privée de Nuria, parce que la mienne n'est pas non plus un modèle. Si un jour
vous devez avoir une fille, bénédiction que je ne souhaite à personne car la
loi de la vie veut qu'elle vous brise tôt ou tard le cœur... bref... qu'est-ce
que je disais ? Ah oui : si un jour vous devez avoir une fille, vous
commencerez sans vous en rendre compte, à classer
les hommes deux catégories : ceux que vous soupçonnez de coucher avec elle
et les autres. Quiconque prétend que ce n'est pas vrai est un fieffé menteur.
Moi, j'avais dans l'idée que Carax faisait partie de la première catégorie,
alors vous vous doutez bien que ça m'était égal qu'il soit un génie ou un
minable, vu que je l'ai toujours considéré comme un vil suborneur.
– Mais
peut-être vous trompiez-vous ?
– Sans
vouloir vous offenser, vous êtes encore très jeune, et vous vous y connaissez
autant en femmes que moi dans l'art de confectionner des choux à la crème.
– C'est
vrai, admis-je. Et que sont devenus les livres rapportés de l'entrepôt par
votre fille ?
– Ils sont
ici.
– D'où
aurait pu provenir le livre que vous avez choisi le jour où votre père vous a
amené ?
– Je ne
comprends pas.
– C'est
pourtant bien simple. Une nuit, quelques jours après l'incendie de l'entrepôt
de Cabestany, Nuria s'est présentée ici. Elle semblait nerveuse. Elle m'a dit
qu'elle était suivie et qu'elle craignait que le dénommé Coubert ne veuille
s'emparer des livres pour les détruire. Puis elle m'a expliqué qu'elle venait
cacher les livres de Carax. Elle est entrée dans la grande salle et les a
déposés dans le labyrinthe des rayons comme on enterre des trésors. Je ne lui
ai pas demandé où elle les avait mis, et elle ne me l'a pas dit. Avant de
repartir, elle m'a assuré qu'elle viendrait les chercher dès qu'elle aurait
retrouvé Carax. J'ai pensé qu'elle était encore amoureuse de lui, mais je n'ai
rien dit. Je lui ai demandé si elle l'avait vu récemment, si elle avait des
nouvelles de lui. Elle m'a répondu que ça faisait des mois qu'elle n'en avait
pas : p ratiquement depuis qu'il avait envoyé, de
Paris, les ultimes corrections du manuscrit de son dernier livre. Elle mentait
peut-être, impossible d'en être sûr. Je sais seulement que, depuis ce jour-là,
Nuria n'a plus jamais eu de nouvelles de Carax et que les livres sont restés
ici, à se couvrir de poussière.
–
Croyez-vous que votre fille accepterait de me parler de tout ça ?
– Eh bien,
quand il s'agit de parler, ma fille est toujours partante, mais j’ignore si
elle pourra vous en raconter davantage. Rappelez-vous que cela s'est passé il y a très longtemps. Et, en fait, nous ne nous entendons pas
aussi bien que je le voudrais. Nous nous voyons une fois par mois. Nous allons
manger près d'ici, et elle repart comme elle est venue. Je sais qu'elle s'est
mariée il y a des années avec un brave garçon. Un journaliste, un peu écervelé,
il est vrai, toujours fourré dans des histoires politiques, mais bon cœur. Elle
l'a épousé à la mairie, sans
invitations. Je l'ai su un mois après. Elle ne m'a jamais présenté son mari. Il
s'appelle Miquel ou quelque chose comme ça. Je suppose qu'elle n'est pas très
fière de son père, et je ne le lui reproche pas. Aujourd'hui c'est une autre
femme. Elle a même appris à broder et on m'a dit qu'elle ne s'habille plus en
Simone de Beauvoir. Un de ces jours, je découvrirai que je suis grand-père
depuis longtemps. Cela fait des années qu'elle travaille chez elle, comme
traductrice du français et de l'italien. J'ignore où elle a pris ce talent. En
tout cas, pas chez son père. Je vais vous donner son adresse, mais je ne sais
si c'est une bonne idée de dire que vous venez de ma part
Isaac
gribouilla quelques lignes sur le coin d'un vieux journal qu'il déchira pour me
le tendre.
– Je vous
remercie. On ne sait jamais, peut-être qu'elle se rappellera quelque chose...
Isaac
sourit tristement.
– Quand
elle était petite, elle se souvenait de tout. Tout. Et puis les enfants
grandissent, et on ne sait plus ce qu'ils pensent ni ce qu'ils éprouvent. Ainsi
va la vie, je suppose. Vous ne répéterez pas à Nuria ce que je vous ai
expliqué, hein ? Tout cela doit rester entre nous.
– Soyez
sans crainte. Vous croyez qu'elle pense toujours à Carax ?
Isaac
soupira en baissant les yeux.
– Qu'en
sais-je, moi ? L'a-t-elle même vraiment aimé ? Ces
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