L'Orient à feu et à sang
elles, les autres : tous ceux que j’ai tués, leurs blessures suintant encore le sang. Nul besoin de se hâter. Nous avons l’éternité devant nous.
Iarhai poussa un profond soupir puis eut un sourire d’autodérision.
— Mais peut-être n’ai-je pas le monopole des démons intérieurs…
Les accents patriciens d’Acilius Glabrio rompirent le silence :
— Nous voilà à discuter de l’immortalité de l’âme. Un vrai symposium, un véritable dialogue socratique ! Non pas que j’aie jamais pensé un seul instant que les conversations d’après-dîner dans cette honorable maison ressemblassent à celles du dîner de Trimalcion [54] dans le Satyricon de Pétrone. (Tout dans sa manière d’être suggérait le contraire.) Vous savez, tous ces épouvantables affranchis, prétentieux et ignares, dégoisant sur les loups-garous et autres absurdités du même genre.
Ballista se tourna pesamment vers lui. Son visage était rouge, ses yeux brillaient d’un éclat anormal.
— Le nom de mon père est Isangrim. Cela veut dire « masque gris ». Lorsque retentit l’appel d’Odin, Isangrim dépose sa lance et offre son épée au Père-de-Tout. Il danse et hurle devant le mur de boucliers. Il porte le manteau en peau de loup.
Un silence de stupéfaction s’installa. Demetrius pouvait entendre l’huile grésiller dans l’une des lampes.
— Dieux des enfers, êtes-vous en train de dire que votre père est un loup-garou ? s’exclama Acilius Glabrio.
Avant que Ballista ne pût répondre, Bathshiba récitait en grec :
Affamés tels les loups déchirant et engloutissant la chair crue
Les cœurs emplis d’une immortelle frénésie guerrière –
Sur la montagne déchiquetant un cerf aux grand bois
Ils se repaissent de leur proie, les babines rouges,
dégoulinantes de sang…
Mais la furie inébranlable
Grandit dans leurs poitrines.
Personne, dans tout l’ imperium, ne pouvait manquer de reconnaître la poésie d’Homère. Bathshiba sourit :
— Vous voyez, le père du Dux Ripæ ne pourrait être en meilleure compagnie lorsqu’il se prépare à combattre comme un loup. Il est avec Achille et ses Myrmidons.
Elle lança un regard à son père et celui-ci, la comprenant à demi-mot, indiqua gentiment aux invités qu’il était temps de partir.
Les pluies défiaient l’entendement des gens de la région. Tout le monde savait que les premières pluies d’hiver duraient toujours trois jours. Cette année, elles en durèrent cinq. Le sixième jour, en milieu de matinée, le vent du nord-est soufflant en bourrasques avait chassé les gros nuages noirs. Le ciel bleu délavé fit sortir les habitants d’Arété dans les rues boueuses et un bon nombre d’entre eux se retrouvèrent aux portes du palais. Tous disaient qu’il leur fallait à tout prix voir le Dux. Ils apportaient leurs rapports, leurs doléances, leurs demandes d’aide, leurs requêtes en justice. Une partie du versant du ravin nord, à l’autre bout de la porte à poterne, s’était éboulée. Une rangée de trois maisons près de l’agora s’était effondrée. Deux hommes, qui avaient été assez inconscients pour tenter de traverser l’Euphrate à la rame, avaient disparu, on craignait qu’ils ne se fussent noyés. Un soldat de la Cohors XX était accusé d’avoir violé la fille de son propriétaire. Une femme avait donné naissance à un singe.
Ballista s’employa à satisfaire la foule de plaignants, du moins ordonna-t-il l’arrestation du soldat, puis, à midi, non sans avoir envoyé un messager au préalable, se rendit à la tour nord-ouest, non loin du temple de Bel, pour y rencontrer Acilius Glabrio et commencer une tournée d’inspection des murs et de l’artillerie d’Arété. Il était accompagné de Mamurra, Demetrius, Maximus, du porte-étendard Romulus, du plus chevronné des haruspices, de deux scribes, deux messagers et deux architectes locaux. Cinq hommes à cheval parmi les equites singulares avaient été envoyés pour dégager un périmètre à l’extérieur des murs.
Ballista ne se réjouissait pas de cette rencontre. Si seulement il s’était tu lors du dîner donné par Iarhai ! Qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à raconter que son père, Isangrim, était un guerrier voué à Odin, un guerrier à qui il arrivait parfois d’être habité par la folie guerrière des loups ? Bien sûr, il était soûl. Peut-être avait-il été affecté par la confession de Iarhai. Et
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