Louis Napoléon le Grand
inexpiable. Après le 2 Décembre, presque plus rien ne va compter à ses yeux que l'expression de son exécration. S'agrippant aux basques de son souffre-douleur, il jappe, aboie, hurle et ne le lâchera jamais plus. Il a lui-même conscience de l'outrance et de la démesure de son propos. Mais il s'en absout, sans complexe: « Malheur, dit-il, à qui resterait impartial devant les plaies sanglantes de la Liberté. »
Allant plus loin pour expliquer sa hargne, il déclare qu'il n'exprime ni plus ni moins que la parole de Dieu!. « Ma parole dans l'exil n'est pas ma parole; ce n'est pas autre chose que l'éternelle vibration sonore de la vérité et de la justice dans l'infini. Quand la conscience parle, c'est Dieu qui sort de l'homme. Il est la lumière, je ne suis que la lanterne. »
Du recours à Dieu, Hugo use et abuse, ne reculant devant aucun excès: « Dieu marchait et allait devant lui. Louis Bonaparte, panache en tête, s'est mis en travers et a dit à Dieu: "Tu n'iras pas plus loin!" Dieu s'est arrêté. »
Alors, dans son Histoire d'un crime, ouvrage entamé dès après le coup d'État et qui ne paraîtra qu'en 1877, comme dans Napoléon le Petit, écrit entre juin 1852 et octobre 1853, ou comme dans les Châtiments, c'est une logorrhée torrentielle emplie d'attaques directes ou fielleuses, de sarcasmes, d'imprécations. Aucun mot n'est trop gros, trop fort, trop odieux pour « prendre corps à corps le Bonaparte », pour « le retourner sur le gril »:
« Ah! le malheureux! il prend tout, il use tout, il salit tout, il déshonore tout [...] Louis Bonaparte, entouré de valets et de filles, accommode pour les besoins de sa table et de son alcôve le couronnement, le sacre, la Légion d'honneur, le camp de Boulogne, la colonne Vendôme, Lodi, Arcole, Saint-Jean-d'Acre, Eylau, Friedland, Champauvert... Ah! Français! regardez le pourceau couvert de fange qui se vautre sur cette peau de lion. »
Sans doute la version hugolienne n'eut-elle qu'assez peu d'influence du vivant de Louis Napoléon. Mais après avoir trouvé un premier écho vers la fin du règne, elle devint, dès le rétablissement de la république, la vérité officielle. En prose comme en vers, les insultes de Victor Hugo n'auraient eu que peu d'importance si l'auteur des Châtiments n'avait été considéré, contre tout bon sens, comme le premier des historiens du second Empire et si bien des Français ne voyaient encore Louis Napoléon qu'à travers ses yeux injectés de mépris.
Pour outrancières qu'elles fussent, les invectives du père Hugo ne parurent pas excessives à Karl Marx, qui lui reprocha seulement de ne voir dans le coup d'État « que l'acte de violence d'un individu isolé» : « Hugo, dit-il, ne remarque pas qu'il grandit ainsi le personnage au lieu de le diminuer, en lui attribuant une force d'initiative personnelle sans exemple dans l'histoire universelle. »
Marx fit d'ailleurs le même reproche à Proudhon, dont il releva que l'analyse « de la construction historique du coup d'État se change inconsciemment chez lui en une apologie historique du coup d'État. »
Pour sa part, il entendit montrer que la « lutte des classes en France a créé des circonstances et des situations telles qu'elles ontpermis à un personnage médiocre et grotesque de jouer un rôle héroïque ». Et c'est dans son 18 Brumaire de Louis Bonaparte qu'on trouve cette phrase cruelle que retiendra la postérité: « Hegel remarque quelque part que tous les grands événements, toutes les grandes figures historiques se produisent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter: la première fois, c'est une tragédie, la seconde fois c'est une farce. »
Après ces deux formidables imprécateurs, les premiers historiens — la quasi-unanimité d'entre eux — s'en prendront à leur tour à Louis Napoléon. Ils vont en faire, au mépris de toute vérité, le symbole de l'absolutisme et de la tyrannie.
Certains — comme Ernest Lavisse — accompliront cette besogne avec d'autant plus d'ardeur qu'ils ont à se faire pardonner une complaisance passée pour le régime honni. Après eux, ce sont tous les manuels d'histoire, par exemple — dans la foulée d'un Seignobos — celui de Malet et Isaac, qui dresseront l'acte d'accusation du second Empire et de son chef.
Tous les moyens seront bons. Et lorsque, d'aventure, il sera décidément impossible de dissimuler tel ou tel aspect positif du bilan, on se réfugiera dans la prétérition ou la
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