Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
Françoise de Maintenon. N’a-t-elle pas cru aux propositions hérétiques de Mme Guyon ? N’a-t-elle pas été l’alliée de Fénelon ?
Il est seul. Il doit se défier de tous.
Il s’assoit à table pour le dîner.
Les courtisans debout en face de lui le regardent. Les valets s’affairent.
Il suit des yeux l’un d’eux, et le voit dérober un biscuit et l’enfouir dans sa poche. Il se lève sans réfléchir et la douleur qu’il ressent à ce mouvement brusque le précipite en avant.
Il commence à frapper le valet avec sa canne, hurlant, le couvrant d’injures, jusqu’à ce que la canne se brise sur les épaules de l’homme qui trébuche, s’enfuit.
Louis regarde les courtisans. Il lit l’étonnement et la peur qui figent leurs visages.
Jamais ils ne l’ont vu ainsi.
Il faut qu’il sorte grandi de cet instant de faiblesse. Il se rassied et, impassible à nouveau, il reprend son dîner. Il engloutit avec avidité, sans les mâcher, des petits pois et des artichauts, puis des asperges et des salades, enfin des fraises, des pâtes de fruits et des biscuits au miel.
Il boit de longues rasades de vin de Bourgogne, que les médecins lui ont dit préférable au champagne.
Il ne faut pas que les courtisans puissent connaître les raisons de sa subite colère, de sa perte de cette maîtrise de soi dont il a fait sa loi.
Ils doivent seulement se souvenir que le roi, qui respecte scrupuleusement l’étiquette, est aussi un souverain imprévisible.
Étonner, dérouter, surprendre : ce sont là les méthodes d’un grand roi.
16.
Il voit le valet qui s’approche, se penche. Il l’entend qui chuchote que Madame attend dans l’antichambre, qu’elle espère être reçue par le roi.
Louis hésite, regarde ses fils, le duc du Maine, le comte de Toulouse, le dauphin, puis Monsieur. Il se tourne vers Mme de Maintenon. Puis sans répondre au valet, il reprend la conversation là où il l’a interrompue.
— Le titre et la source de la noblesse, dit-il, sont un présent du roi, qui sait récompenser au choix les services importants que les sujets rendent à leur patrie.
Il a donc décidé d’anoblir, moyennant finance, cinq cents personnes parmi les plus distinguées du royaume. Et par ailleurs, il fera rechercher les usurpateurs des titres de noblesse. Et il ordonnera ainsi la création d’un armorial où seront recensées toutes les armoiries portées dans le royaume, et l’enregistrement des armes et blasons sera obligatoire et payant.
— Le roi est le seul juge des qualités et titres des sujets, ajoute-t-il.
Il soupire. La goutte, comme des brodequins, lui broie les chevilles, les genoux, les coudes.
Il sait qu’il ne pourrait pas se lever et marcher sans aide. Et il y a aussi ce furoncle qui suppure, lui donne l’impression que dans son cou et sa nuque un sang brûlant bouillonne.
Il ajoute, parce qu’il faut que ses fils et son frère comprennent les raisons des mesures qu’il vient de leur exposer, et se persuadent qu’il n’agit pas pour humilier les vieilles et nobles lignées :
— La guerre assèche les finances du royaume. Je dois trouver de nouvelles sources. Le Conseil, Monseigneur le dauphin le sait, a décidé de publier ces édits sur l’anoblissement et l’armorial.
Il reste un moment silencieux, puis il dit :
— Il nous faut la paix. J’ai envoyé le comte de Tessé à Turin, pour négocier secrètement avec le duc Victor-Amédée de Savoie.
Monsieur fait un pas en avant, approuve bruyamment. Sa fille Anne-Marie d’Orléans est l’épouse du duc.
— Elle est demeurée française comme si elle n’avait jamais passé les Alpes, dit Monsieur, et elle a élevé sa fille, Marie-Adélaïde de Savoie, dans l’amour du royaume de France et de Votre Majesté. Vous êtes son oncle, Sire.
Louis hoche la tête. Marie-Adélaïde de Savoie n’a même pas treize ans, murmure-t-il.
Il regarde Monseigneur le dauphin.
— Votre fils, le duc de Bourgogne, en a près de quatorze.
Il lève la main pour que personne ne parle, ne dise qu’on pourrait en effet marier Marie-Adélaïde de Savoie avec le duc de Bourgogne, et ainsi, grâce à cette union, cet appât, conclure la paix avec la Savoie, la détacher des Impériaux, de l’Angleterre et des Provinces-Unies.
Il garde un instant le bras en l’air et ce geste suffit à déclencher une douleur qui lui paralyse toute l’épaule gauche.
Il repose son bras et, baissant un peu la tête,
Weitere Kostenlose Bücher