Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
feu.
Il doit la lire, même si chaque mot perce ses chairs comme un bouton purulent.
« Vos peuples, lui écrit-on, que Vous devriez aimer comme Vos enfants et qui ont été jusqu’ici si passionnés pour Vous, meurent de faim.
« La culture des terres est presque abandonnée ; les villes et la campagne se dépeuplent, tous les métiers languissent, et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti.
« Par conséquent, Vous ayez détruit la moitié des forces réelles du dedans de Votre État pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au-dehors.
« La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions.
« Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse dont tout le bien est en décret ne vit que des lettres d’État. »
Louis s’interrompt.
Il a l’impression que l’on écrase sa poitrine. Il est sûr que Mme de Maintenon l’observe. Il tourne vivement la tête et il saisit son regard inquiet et apeuré.
Elle connaît l’auteur de cette missive.
Il recommence à lire :
« Pendant que Vos peuples manquent de pain, Vous ne voulez pas voir l’extrémité où Vous êtes réduit.
« Vous craignez d’ouvrir les yeux, Vous craignez qu’on Vous les ouvre.
« Vous craignez d’être réduit à rabattre quelque chose de Votre gloire. Cette gloire qui endurcit Votre cœur Vous est plus chère que la justice, que Votre propre repos, que la conservation de Vos peuples qui périssent chaque jour des maladies causées par la famine, enfin que Votre salut éternel. »
Il étouffe de colère et il est aussi triste que si la mort avait emporté l’un des siens.
Et peut-être même est-il plus désespéré encore.
La lettre continue. L’auteur s’indigne des « louanges outrées qui vont jusqu’à l’idolâtrie » qu’on adresse au roi. Du mal fait par les guerres de conquête : « Votre nom est odieux et toute la nation française insupportable à nos voisins. »
« Le peuple même qui Vous a tant aimé commence à perdre l’amitié, la confiance, et même le respect.
« Vos victoires et Vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d’aigreur et de désespoir. La sédition s’allume peu à peu de toutes parts.
« Votre Conseil n’a ni force ni vigueur pour le bien.
« Du moins Mme de Maintenon et Votre ministre, le duc de Beauvillier, devraient-ils se servir de Votre confiance en eux pour Vous détromper. Mais leur faiblesse et leur timidité les déshonorent et scandalisent tout le monde.
« Voilà, Sire, l’état où Vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux. »
Il veut se lever, mais son corps lui semble si lourd qu’au contraire il se tasse dans le fauteuil, les mains crispées sur les accoudoirs, les ongles griffant le tissu rouge.
15.
N’est-il donc plus que cela ?
Un roi qu’on ose défier !
Un vieil homme qui tousse et qui à chaque quinte a l’impression que sa gorge s’enflamme, que son corps va se briser et son ventre se déchirer.
Et il est contraint, pour la dix-huitième fois ce jour, de s’asseoir sur la chaise percée, de laisser s’écouler ces « sérosités écumantes, ces matières en bouse de vache, huileuses et fort ardentes, pleines de morceaux d’artichaut non mâchés, de petits pois verts », et que commentent les médecins.
Il songe à la princesse Palatine qui, à peine remise, trempe sa plume dans les excréments, pour raconter aux cours allemandes qu’« à Fontainebleau il est impossible de s’installer sur sa chaise percée sans qu’il y passe des hommes, des femmes, des filles, des garçons, des abbés et des suisses ».
Elle s’exclame, enviant sa correspondante, une duchesse d’Allemagne :
« Vous êtes bienheureuse d’aller chier quand vous voulez, chiez donc tout votre chien de soûl. »
Lui doit se soulager devant les gentilshommes de la chambre qui ont payé soixante mille écus pour acheter ce brevet et ce privilège.
Mais les actes du roi, même les plus quotidiens, les plus communs, sont sacrés.
Et ce n’est pas le regard des autres qui le gêne, mais ce que lui-même voit de lui – son corps s’affaisse, s’alourdit. Les rides profondes cernent sa bouche.
Il ne peut empêcher ces écoulements du nez et de la bouche. Il subit des fluxions, des furoncles qui encombrent ses oreilles, durcissent sur sa nuque, puis suppurent.
Et la goutte l’empêche de monter à cheval, et le tient
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