L'univers concentrationnaire
soixante-six ans qui pas un instant ne faiblit et finalement
remporta la victoire.
Le solde n’est pas négatif.
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Il est trop tôt encore pour dresser le bilan positif de l’expérience
concentrationnaire, mais, dès maintenant, il s’avère riche. Prise de conscience
dynamique de la puissance et de la beauté du fait de vivre, en soi, brutal, entièrement
dépouillé de toutes les superstructures, de vivre même au travers des pires
effondrements ou des plus graves reculs. Une fraîcheur sensuelle de la joie
construite sur la science la plus complète des décombres et, en conséquence, un
durcissement dans l’action, une opiniâtreté dans les décisions, en bref, une
santé plus large et intensément créatrice.
Pour quelques-uns, confirmation ; pour le plus grand
nombre, découverte, et saisissante : les ressorts de l’idéalisme démontés ;
la mystification crevée fait apparaître dans le dénuement de l’univers
concentrationnaire la dépendance de la condition d’homme d’échafaudages
économiques et sociaux, les rapports matériels vrais qui fondent le
comportement. Dans son expression ultérieure, cette connaissance tend à devenir
action précise sachant où porter les coups, que détruire et comment fabriquer.
Enfin, la découverte passionnante de l’humour, non en tant
que projection personnelle, mais comme structure objective de l’univers.
Ubu et Kafka perdent les traits d’origine liés à leur
histoire pour devenir des composants matériels du monde.
La découverte de cet humour a permis à beaucoup de survivre.
Il est clair qu’elle commandera de nouveaux horizons dans la reconstruction des
thèmes de vie et de leur interprétation.
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L’existence des camps est un avertissement. La société
allemande, en raison à la fois de la puissance de sa structure économique et de
l’âpreté de la crise qui l’a défaite, a connu une décomposition encore
exceptionnelle dans la conjoncture actuelle du monde. Mais il serait facile de
montrer que les traits les plus caractéristiques et de la mentalité S.S. et de
soubassements sociaux se retrouvent dans bien d’autres secteurs de la société
mondiale. Toutefois, moins accusés et, certes, sans commune mesure avec les
développements connus dans le grand Reich. Mais ce n’est qu’une question de
circonstances. Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu’il est
impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des raisons
d’opposition de nature. L’Allemagne a interprété avec l’originalité propre à
son histoire la crise qui l’a conduite à l’univers concentrationnaire. Mais l’existence
et le mécanisme de cette crise tiennent aux fondements économiques et sociaux du
capitalisme et de l’impérialisme. Sous une figuration nouvelle, des effets
analogues peuvent demain encore apparaître. Il s’agit, en conséquence, d’une
bataille très précise à mener. Le bilan concentrationnaire est à cet égard un
merveilleux arsenal de guerre. Les antifascistes allemands internés depuis plus
de dix ans doivent être de précieux compagnons de lutte.
(Août 1945.)
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[1] Deux autres explications possibles : Kapo , abréviation de Kaporal ,
ou venant de la contraction de l’expression Kamerad Polizei , employée
dans les premiers mois à Buchenwald.
[2] Nous écrirons longuement cette histoire du Kommando III, d’une grande richesse
expérimentale. J’étais le seul Français, les autres étant Russes. Par contre,
le Kommando XVIII, qui dura tout le mois d’août, était composé d’une forte
majorité de Français dont plusieurs communistes. Les deux montrent comment, avec
la collaboration étroite d’un Kapo, on pouvait créer des conditions bien
meilleures de vie, même dans l’enfer.
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