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L'univers concentrationnaire

L'univers concentrationnaire

Titel: L'univers concentrationnaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: David Rousset
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inutile de préciser
que l’alcool était formellement interdit dans les camps.
    Les Kapos, toujours en relation avec les civils au chantier
ou à la mine, après des semaines de contacts réguliers, parfois essayaient d’obtenir
des habits civils, de faux papiers. L’évasion les hantait. Mais c’était là une
aventure qui presque toujours finissait très mal. C’est également avant tout
pour préparer cette évasion reculée souvent, coïncidant suivant les plans avec
la fin de la guerre, que les bureaucrates désiraient de l’argent, s’emparaient
des bridges ou des dents en or avant que les S.S. ne les eussent réclamés.
    Telle était l’aristocratie des camps. Et les avenues royales
de la corruption sont maintenant nettes.

XV
LE DÉSIR MÊME S’EST CORROMPU
    La grande salle du dortoir, avec ses piliers blancs, ses
murs hauts, les embrasures fermées par des volets de fer. Les hommes presque
tous sont couchés. Les lits s’étagent, véritable Médina coupée de ruelles à
angle droit. La lumière froide éclaire la scène. Franz s’avance dans l’allée
centrale. Les Ruskis et les Polaks regardent. Franz est accompagné du Kammerkapo
qui porte un pain. Une sorte de silence est tombé du côté des Russes. Les
Français, qui n’ont rien vu, crient encore. D’un seul geste précis, une détente
de tout le corps, Franz lance le pain au milieu de l’allée centrale. Le silence
fait comme un vide autour du pain. Franz rit, la tête un peu rejetée en arrière.
Les lèvres rient, presque sans bouger. Et c’est comme un hurlement qui est venu
du bas étage des lits. Deux corps se sont précipités, et, tout de suite, comme
une cataracte dans ce vide, la ruée furieuse. Les poings tapent, les pieds
cognent. Des ventres geignent. Le pain. Franz est devenu un peu plus pâle. Les
hommes ont grimpé au deuxième étage des lits, et regardent. Personne ne parle. Rien
que cette boule hurlante qui tangue au milieu de l’allée centrale. D’un bond, Franz
et le Kammerkapo sont venus sur le groupe, et les matraques se lèvent, s’abaissent,
se lèvent, s’abaissent. Des corps se détachent et tombent. D’autres courent. Trois
restent accrochés au pain, les gueules folles. Les matraques se lèvent et
tombent. Les trois se sont affaissés sur le pain sans le lâcher. Franz rit maintenant
d’un grand rire. Il sent en lui comme un apaisement. Ce soir-là. Franz et le
Kammerkapo avaient eu un grand désir de se distraire.
    Tard cette même nuit, Franz s’avance entre les lits de sa
démarche lente, glissante, où les pas s’étouffent. L’air est déjà fétide. Seules
deux ampoules rouges dans l’obscurité. Franz s’arrête devant un lit. Le garçon
s’est levé sur un coude et lui sourit. Les mains de Franz tremblent. Avides, elles
caressent la tête blonde, frôlent la poitrine. Franz se penche et prend
longuement les lèvres.

XVI
UN NOUVEAU VISAGE DE LA LUTTE DES CLASSES
    Sans illusions, les S.S. considèrent leurs détenus allemands
comme les pires crapules qu’on ait pu inventer. Mais que diable, ils
participent cependant par quelque côté, ne serait-ce que par la naissance, à la
race sacrée. Ils peuvent blasphémer contre leur sang ; ils n’en sont pas
moins du peuple des Seigneurs, même dans cet au-delà des camps de concentration.
Les sommets de la bureaucratie sont donc uniquement recrutés dans le milieu
allemand. Personne d’autre ne peut prétendre à ces postes. La très grande
majorité de l’aristocratie est faite d’Allemands. Mais lorsque l’Europe s’est
ouverte aux camps, il a bien fallu admettre dans la bureaucratie des étrangers.
Les Polonais se sont élevés jusqu’au grade de Blockæltester et de Kapo. Plus
haut, c’est la zone interdite. Les Tchèques et les Luxembourgeois occupèrent de
fortes positions dans la police et dans les bureaux. Très rarement, et
seulement là où des majorités françaises très nettes se dégageaient, certains
Français furent Kapos et parfois sous-chefs de Block. Tous les autres, dont les
Russes, jamais ne s’élevèrent plus haut que Vorarbeiter.
    Les deux dernières années furent marquées par une lutte
sévère entre Polonais et Allemands au sein de la bureaucratie.
    Elles correspondirent également à une montée des Russes vers
les pouvoirs. Mais l’antagonisme fondamental de cette aristocratie
concentrationnaire qui l’a violemment déchirée jusque vers 1943, et qui, affaiblie
par la suite, demeura cependant toujours

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