Ma soeur la lune
Canard n'a plus voulu vivre. Elle a cessé de se nourrir et maintenant ils sont réunis dans les Lumières Dansantes.
Kiin regarda ses deux fils, celui d'Amgigh dans les bras de Nez Crochu et celui de Samig lové dans le giron de Trois Poissons. Oui, elle pouvait comprendre ce qu'avait éprouvé Petit Canard. Elle ne voudrait pas vivre si ses fils étaient morts. Mais quelque chose en elle murmura : « Non, Kiin, tu vivrais. Tu choisirais de vivre. »
Levant les yeux sur Chagak, elle demanda :
— Pourquoi êtes-vous venus ici? Ceci est une plage de commerçants. Je pensais qu'il y avait peut-être une chance que mon père y vienne dans les années futures pour faire du troc. Mais pas vous tous.
— C'est Aka, dit Chagak posément, le chagrin à chaque mot.
Alors, Kiin se souvint qu'Aka était la montagne sacrée du village de Chagak, le village que les Petits Hommes avaient saccagé. Chagak, lorsqu'elle priait, priait d'ordinaire Aka.
— Les esprits d'Aka sont en colère ; ils ont envoyé le feu dans le ciel et fait trembler la terre. Ils ont envoyé de la cendre qui recouvre tout. Même l'herbe ne peut pousser et les vagues viennent balayer toute chose sur les plages.
Chagak posa la main sur le bras de Trois Poissons et poursuivit, ses yeux retenant ceux de Kiin :
— Trois Poissons est l'épouse de Samig. Elle est de la tribu des Chasseurs de Baleines. Son village a été détruit par les secousses d'Aka. De nombreuses personnes sont mortes. Le garçon Petit Couteau a perdu sa famille, alors Samig et Trois Poissons l'ont pris comme fils.
— Le père de Petit Couteau était mon frère, expliqua Trois Poissons d'une voix tranquille. Ma mère et mon père sont morts, eux aussi.
— Je suis désolée, dit Kiin.
Et elle sentit son cœur attiré vers cette femme qui avait perdu son peuple. Pourtant, Kiin se demandait pourquoi Samig avait choisi cette femme comme épouse. Elle n'était pas belle et plusieurs de ses dents étaient cassées. Même ses gestes étaient rudes, si bien qu'elle faisait davantage penser à un homme qu'à une femme. Mais maintenant que Trois Poissons portait le fils de Samig, Kiin percevait une douceur en elle, peut-être ce qui avait attiré Samig.
Puis toutes s'affairèrent de nouveau, et Kiin eut l'impression de ne jamais les avoir quittées. Elle se rappela comment Chagak tenait son couteau de femme différemment de Coquille Bleue ou de Nez Crochu, comment Nez Crochu coupait à petits gestes vifs et durs tandis que Coquille Bleue coupait lentement et soigneusement. Et elle vit que Trois Poissons n'avait pas encore trouvé sa place. Si elle tranchait le poisson et l'empilait sur des peaux pour l'apporter aux hommes, son travail était laborieux et ralentissait celui des autres femmes. Alors Kiin s'installa près d'elle et l'aida, laissant le rire se montrer dans ses yeux si par hasard leurs mains se touchaient, si elles prenaient le même poisson.
— Ton père nous a expliqué que c'est la plage où les Hommes Morses viennent commercer, dit Chagak.
— Oui, répondit Kiin. Je l'ai entendu aussi.
— Waxtal affirme qu'ils viendront bientôt.
— Waxtal ? s'étonna Kiin.
— Ton père a pris un nouveau nom quand il t'a crue morte, intervint Coquille Bleue. Il a dit qu'il était plus fort dans la peine.
— Il savait que Qakan m'avait emmenée, répliqua Kiin sans regarder sa mère.
— Il est Waxtal, désormais, répondit cette dernière.
Kiin plongea son grand couteau plat dans la graisse d'oie, mélangea de la graisse au poisson coupé.
— Les Chasseurs de Morses viennent ici parfois au printemps ramasser des œufs, mais cette année ils ne sont pas venus. Peut-être les commerçants ne viendront-ils pas non plus.
Amgigh écouta Waxtal parler. Il repensa à ces mois que Waxtal avait passés avec lui, aux nombreuses fois où Waxtal lui avait parlé du sang malfaisant qui coulait en Samig, le sang des Petits Hommes. Waxtal disait que Kayugh avait lésé Amgigh, favorisé Samig, et le chagrin d'Amgigh pour Kiin avait nourri sa colère, jusqu'à ce que, peu à peu, au fil des jours, sa colère ait grandi en une chose proche de la haine. Mais maintenant qu'il était assis à côté de Samig, la rage quittait son corps, laissant un grand vide dans sa poitrine qui sembla soudain s'emplir de honte.
Samig avait agi comme lui, rien de plus; il n'avait fait qu'obéir aux ordres de son père. Samig était le petit-fils de Nombreuses Baleines. Amgigh ne l'était
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