Ma soeur la lune
tristesse plein les yeux, et elle rapportait à Kiin que les commerçants ne savaient rien, qu'ils parlaient de cendre, de feu, de vagues qui les tenaient à l'écart de l'île des Chasseurs de Baleines. Alors Kiin éprouvait dans la poitrine la douleur qu'elle avait connue quand elle était avec les Hommes Morses, quand elle pensait qu'elle ne pourrait jamais rentrer chez les Premiers Hommes.
Durant la deuxième journée de troc, Kiin se glissa loin des feux de cuisson pour observer. La plupart des commerçants déployaient leurs marchandises sur des nattes d'herbe ou des peaux de phoque teintées d'ocre rouge. Même après son périple avec Qakan, il lui était difficile de croire qu'il existait tant de choses au monde. Un chasseur montrait des plats de bois remplis de griffes d'ours, un autre un panier de dents de baleines presque aussi longues et épaisses que la main de Kiin. Un homme offrait des torsades de corde en poils épais brun-rouge. Un autre avait des paniers, certains finement tissés de fibres d'ivraie, d'autres rudimentaires, faits de tiges d'herbe et de racines, de saule ou de boyau de phoque. Deux commerçants étalaient de gros morceaux de silex noir, de jaspe rouge sang et de roche verte, un autre des têtes de harpon en os de mâchoire de baleine munie de pointes d'obsidienne. Il y avait des piles de pourpier, percuteurs, bolas dont les poids étaient en pierre et non en défenses de morse, estomacs de lion de mer remplis de flétan séché, rouleaux d'intestins de phoque séchés pour faire des chigadax, paquets de fourrures et de peaux. D'autres déployaient des nattes d'herbe, des parkas en fourrure et des bottes en peau de phoque. Un autre encore des paniers pleins de plumes de roselin rose, des boucles de plumes de macareux orange et jaunes et de fragiles disques de perles taillés dans des coquillages.
Et tout ce que Kiin vit, elle en eut envie. Ses yeux s'emplirent de désir et, quand le désir fut trop grand pour ses yeux, il prit toute la place dans son cœur, lui causant une douleur qui ne partirait qu'avec l'oubli. Si bien qu'elle regrimpa les collines, pensa à la bruyère, aux oiseaux de mer et à l'étendue grise du ciel.
Oiseau Gris fut le premier des hommes de Kayugh à négocier. Il apporta aux marchands quelques fourrures et quelques figurines et revint aux ulas avec des griffes d'ours et une dent de baleine.
— Pour sculpter, dit-il à Coquille Bleue qui s'empressa de baisser la tête.
Mais Nez Crochu parla assez fort pour être entendue de lui :
— Alors, il va passer l'hiver à sculpter, même si nous n'avons pas assez de fourrures pour les parkas ni suffisamment à manger. Il est bon de savoir qu'Oiseau Gris va sculpter!
Kiin était stupéfaite. Elle possédait un plein panier de statuettes qu'elle avait faites depuis la mort de Qakan. Elle avait sculpté des guillemots et des cormorans, des aigles et sternes, des phoques veaux marins avec leurs grands yeux ronds. Elle avait représenté les choses qui étaient importantes pour elle : des figurines des ulas de son peuple sur l'île de Tugix, des objets pour l'aider à se souvenir de ce qu'elle avait perdu, pour montrer à Shuku et Takha ce qu'ils devaient savoir sur leurs pères et leur vrai peuple.
Kiin ouvrit la bouche pour parler à Nez Crochu et Chagak, leur parler des statuettes qu'elle pourrait peut-être troquer, mais son esprit lui dit : « Croi-ront-elles que tu te vantes? Tu penses que tes sculptures valent mieux que celles de ton père, mais ce n'est peut-être pas le cas. Tu sais qu'elles ne sont pas aussi bonnes que celles de Shuganan, qui sont incomparables. Si tu les emportes pour les échanger, les commerçants se moqueront sans doute de toi, une femme, qui essaie de troquer de petits animaux difformes contre de la nourriture, de l'huile et des fourrures. Attends, attends, réfléchis, attends. »
Kiin continua donc à couper du poisson et à remuer la soupe, à servir la nourriture aux commerçants contre des perles et des petits morceaux de silex. Et elle s'obligea à rester près des ulas pour s'habituer davantage à l'idée de troquer elle-même tout en offrant un regard terne. Alors, elle se redressa, s'étira et abandonna les peaux de cuisson. Elle passa près de son père qui, assis en haut de son ulaq, gloussait de plaisir devant ses trésors. Kiin demeura un moment à regarder Longues Dents et Kayugh qui travaillaient au troisième ulaq, destiné à Longues Dents et Premier Flocon et
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