Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
même
question de mettre Koffel du conseil municipal et de nommer le
mauser bourgmestre ; on ne savait pas pourquoi, car personne
jusqu’alors n’avait eu cette idée ; mais le bruit commençait à
se répandre que nous allions redevenir Français, que nous avions
été Français quinze cents ans auparavant, et que c’était une
abomination de nous avoir tenus si longtemps en esclavage.
Richter avait pris la fuite, sachant bien ce
qui l’attendait, et Joseph Spick ne sortait plus de sa baraque.
Chaque jour, les gens de la grande rue
regardaient sur la côte pour voir arriver les véritables défenseurs
de la patrie ; malheureusement la plupart suivaient la route
de Wissembourg à Mayence, laissant Anstatt sur leur gauche, dans la
montagne ; on ne voyait passer que des traînards, qui
coupaient au court par la traverse du Bourgerwald. Cela nous
désolait, et nous finissions par croire que notre bataillon
n’arriverait jamais, lorsqu’une après-midi le mauser entra tout
essoufflé en criant :
– Les voilà… ce sont eux !
Il revenait des champs, la pioche sur
l’épaule, et de loin il avait vu sur la route une foule de soldats.
Tout le village savait déjà la nouvelle, tout le monde sortait.
Moi, ne me possédant plus d’enthousiasme, je courus à la rencontre
de notre bataillon, avec Hans Aden et Frantz Sépel, que je
rencontrai sur la route. Il faisait du soleil, la neige fondait,
les flaques de boue éclataient autour de nous comme des obus à
chaque pas ; mais nous n’y prenions pas garde, et durant une
demi-heure nous ne cessâmes point de galoper. La moitié du village,
hommes, femmes, enfants, nous suivaient en criant : « Ils
arrivent… ils arrivent ! » Les idées des gens changent
d’une façon singulière, tout le monde était alors ami de la
République.
Une fois sur la montée de Birkenwald, Hans
Aden, Frantz Sépel et moi nous vîmes enfin notre bataillon qui
s’approchait à mi-côte, le sac au dos, le fusil sur l’épaule, les
officiers derrière les compagnies. Plus loin, sur le grand pont,
défilaient les voitures. Tout cela s’avançait en sifflant, en
causant, comme les soldats en route ; l’un s’arrêtait pour
allumer sa pipe, l’autre donnait un coup d’épaule pour relever son
sac ; on entendait des voix glapissantes, des éclats de rire,
car les Français sont ainsi, quand ils marchent en troupe, il leur
faut toujours des histoires et de joyeux propos pour entretenir
leur bonne humeur.
Moi, dans cette foule je ne cherchais des yeux
que l’oncle Jacob et Mme Thérèse ; il me fallut quelque
temps pour les découvrir à la queue du bataillon. Enfin je vis
l’oncle, il était derrière, à cheval sur Rappel. J’eus d’abord de
la peine à le reconnaître, car il avait un grand chapeau
républicain, un habit à revers rouges et un grand sabre à fourreau
de fer ; cela le changeait d’une façon incroyable, il
paraissait beaucoup plus grand ; mais je le reconnus tout de
même, ainsi que Mme Thérèse sur sa charrette couverte de
toile, avec son même chapeau et sa même cravate ; elle avait
les joues roses et les yeux brillants ; l’oncle chevauchait
près d’elle, ils causaient ensemble.
Je reconnus aussi le petit Jean, que je
n’avais vu qu’une fois ; il marchait, un large baudrier orné
de baguettes en travers de la poitrine, les bras couverts de
galons, et son sabre ballottant derrière les jambes. Et le
commandant, et le sergent Laflèche, et le capitaine que j’avais
conduit dans notre grenier, et tous les soldats, oui, presque tous
je les reconnaissais, il me semblait être dans une grande
famille ; et le drapeau couvert de toile cirée me faisait
aussi plaisir à voir.
Je courais à travers tout le monde, Hans Aden
et Frantz Sépel avaient déjà trouvé des camarades, moi je marchais
toujours, j’étais à trente pas de la charrette et j’allais
appeler : « Oncle ! oncle ! » quand
Mme Thérèse, se penchant par hasard, s’écria d’une voix
joyeuse :
– Voici Scipio !
Dans le même instant, Scipio, que j’avais
oublié chez nous, tout effaré, tout crotté, sautait dans la
voiture.
Aussitôt petit Jean s’écria :
– Scipio !
Et le brave caniche, après avoir passé deux ou
trois fois ses grosses moustaches sur les joues de
Mme Thérèse, bondit à terre et se mit à danser autour de petit
Jean, aboyant, poussant des cris et se démenant comme un
bienheureux.
Tout le bataillon
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