Marc-Aurèle
vie. Il étouffait la flamme en n’alimentant plus le foyer.
Au sixième jour de sa maladie, si faible qu’il était une proie sans défense, il m’a pris la main et a murmuré :
— Pourquoi pleures-tu à cause de moi, Priscus ? Réfléchis plutôt à la peste…
Il s’était tourné vers les quelques proches centurions, tribuns et légats qui avaient envahi la tente :
— Et vous, songez à sauver l’armée ! Je ne fais que vous précéder.
Quelqu’un lui avait demandé à qui il recommandait son fils qu’il avait déjà élevé à la dignité d’imperator, de consul, d’Auguste, il avait murmuré : « À vous, s’il s’en montre digne, et aux dieux immortels. »
Mais personne n’avait pu retenir Commode de souiller le souvenir de son père en peuplant le Palais impérial de prostituées et de pervertis, de gladiateurs, de cochers de cirque et d’amphithéâtre, et en chassant de Rome ceux qui avaient naguère entouré son père.
Je n’avais pas attendu l’humiliation et les dangers de l’exil ordonnés par l’empereur pour quitter ma maison du Palatin.
J’avais gagné la villa de Capoue construite par Gaius Fuscus Salinator, l’un des fondateurs de ma lignée, au temps de César et Crassus, il y avait plus de deux siècles de cela.
Les miens, génération après génération, avaient ajouté des bâtiments, des champs où l’on cultivait l’orge et le blé, et un immense verger qui entourait la colline au sommet de laquelle se dressait notre demeure familiale.
Depuis trois ans je ne l’avais pas quittée, m’interrogeant sans relâche sur ce destin de Marc Aurèle, homme de bien qui n’avait légué à Rome qu’un Commode. Pourquoi ce choix des dieux ? Quelle faute avait-il commise ?
Je méditais, lisais et relisais ce qu’il avait écrit.
Je passais mes nuits, moi, Julius Priscus, vieil homme de soixante-six années, avec une jeune esclave, Doma, que j’avais affranchie et dont j’espérais qu’un jour, si les dieux le voulaient, elle me donnerait un fils.
Mais, en même temps, je redoutais cette naissance. Un dieu vengeur pouvait me tromper, m’offrir le piège d’un enfant qui me renierait, pareil en cela à Commode qui avait trahi Marc Aurèle.
Je marchais pour tenter de calmer le tumulte de mes pensées.
J’arpentais le verger. Je me glissais entre les arbres. Leur présence me rassurait. Ils étaient les rejetons de ceux plantés par mes aïeux, et j’étais comme eux le descendant de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient vécu là avant moi.
Je m’allongeais sur le lit dans ma bibliothèque. En face de moi se dressait la statue de Marc Aurèle que j’avais fait sculpter dans les jours qui avaient suivi son décès.
À la nuit tombée, les esclaves apportaient les lampes et je déroulais ces manuscrits écrits par deux de mes ancêtres.
Gaius Fuscus Salinator avait raconté la Guerre servile de Spartacus à laquelle il avait participé aux côtés de Jules César et de Crassus.
Serenus, il y avait cent ans, avait pour sa part rédigé les Annales de sa vie.
Je lisais aussi les historiens Tacite et Suétone.
Je tissais ainsi le fil reliant César à Marc Aurèle.
J’étais né le jour même de la mort de l’empereur Trajan qui, après le règne de deux ans de l’empereur Nerva, avait succédé à Néron, Vespasien, Titus et Domitien.
J’avais connu les successeurs de Trajan, Hadrien le Grand et Antonin le Pieux. J’avais grandi aux côtés de Marc Aurèle dont je n’étais l’aîné que de quatre années, et j’avais aimé cet homme dont les pensées m’avaient souvent fait souffrir, tant elles tranchaient à vif dans l’espérance, débusquant les illusions, arrachant tous les oripeaux, laissant la vie à nu, maigre, brève et précaire.
« Souviens-toi, Priscus, m’avait-il souvent dit, que chacun ne vit que le présent, cet instant fugitif. Ou bien le reste est déjà vécu, ou bien il est rempli d’incertitude. Toute petite est la durée de la vie de chacun, tout petit le coin de terre où il vit, toute petite aussi la plus longue gloire posthume. Et encore celle-ci n’existe-t-elle que par les relais de pygmées qui mourront très rapidement, qui ne se connaissent pas eux-mêmes, encore moins celui qui depuis longtemps est mort. »
Marc Aurèle était mort depuis trois ans et l’ombre de Commode recouvrait déjà de suie son visage et sa mémoire.
Il avait ajouté :
« Celui qu’enchante la gloire
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