Marc-Aurèle
Aurèle, le Sage, le Philosophe soucieux du genre humain, lui qui m’avait répété que « la bienveillance est invincible si elle est sincère, ni pincée ni hypocrite ; habitue-toi donc, Priscus, à tout ce qui te rebute ; assez de cette pitoyable existence de grogneries, de singeries ; ne sois ni tragédien ni prostitué… » – comment ce prince du Bien avait-il pu accepter que de jeunes hommes, de jeunes femmes, des vieillards fussent martyrisés pour cette foi en un dieu de résurrection ?
N’était-ce pas là sa faute, celle dont il subissait le châtiment avec le règne de ce fils, Commode, qui défigurait le sien ?
Dans cette faille qui s’ouvrait en moi, je voulais retrouver tout ce passé enseveli.
Je me suis mis à écrire, à fouiller ma mémoire. Mais à peine eus-je tracé quelques mots qu’est arrivé un courrier de Rome, porteur d’une lettre de Marcia.
J’avais connu cette jeune femme dans l’entourage de Marc Aurèle. Je gardais d’elle le souvenir de longs bras nus soulevant les voiles bleus dont sa silhouette élancée était enveloppée. Derrière elle, comme une ombre soumise, marchait Hyacinthe, un eunuque petit et gras, le visage luisant, les membres potelés. C’était la maîtresse et son chien. J’avais plusieurs fois surpris un geste de tendresse de Marcia pour cet avorton émasculé qui geignait de contentement lorsque les doigts effilés de la jeune femme effleurait sa tête ronde et chauve. On murmurait qu’ils étaient l’un et l’autre disciples de Christos, « sœur et frère », comme s’appelaient entre eux les chrétiens.
Certains, au palais, chuchotaient que, la nuit, les adeptes de cette secte se réunissaient autour de Marcia et de Hyacinthe afin de se livrer à la débauche, au crime, dévorant la chair d’un enfant qu’ils venaient de voler et d’égorger.
Avais-je cru cela ? Était-ce vrai ?
Tacite et Suétone dont les œuvres, avec celles de mes ancêtres, étaient mes livres de chevet, avaient dénoncé ces chrétiens adeptes d’une « exécrable superstition », « nouvelle et malfaisante », « coupables et dignes des pires supplices » parce qu’ils portaient en eux « la haine du genre humain ».
Marcia était même devenue le concubine de Quadratus, l’un des neveux de Marc Aurèle et, à la mort de l’empereur, Commode se l’était appropriée le jour même des obsèques, se jetant sur elle comme un fauve affamé cependant que ses prétoriens assassinaient Quadratus.
Ainsi avait commencé le règne du fils.
Marcia s’était soumise aux vices de l’empereur débauché. Mais sa beauté étincelante, son art sans doute dans les jeux du corps, peut-être même l’attrait et le mystère que lui conférait son appartenance à la nouvelle foi lui avaient-ils évité d’être mêlée à la tourbe des putains et des pervers. Elle vivait à part dans le Palais impérial avec son chien d’eunuque, Hyacinthe.
Lorsqu’elle passait au milieu des trois cents concubines, matrones et prostituées, et des trois cents gitons, les unes et les autres choisis pour leur beauté parmi la plèbe ou la noblesse, dans les lupanars et les villas, on s’écartait et Marcia semblait ne pas les voir, ignorant celles et ceux dont les corps s’entrepénétraient devant l’empereur, lequel se repaissait de ce spectacle, exigeant les accouplements les plus pervers, s’offrant lui-même aux jeunes gens afin qu’on le sodomise.
Elle ne pouvait ignorer ce que la rumeur venue de Rome m’apportait jusqu’à Capoue. Aucune partie du corps de l’empereur, y compris la bouche, qui n’eût été souillée par le contact de l’autre sexe. Il avait violé ses propre sœurs. Mêlant la cruauté au plaisir, il avait fait ouvrir de haut en bas le ventre d’un obèse, se délectant à la vue des intestins qui s’en répandaient. Il jouissait de la souffrance ou de la mort qu’il venait d’infliger, puis saisissait à pleine main le sexe monstrueux de l’un de ses favoris qu’il avait surnommé Onos, sa verge étant plus grande que celle d’un âne, et il s’offrait à lui sous les yeux de tous, souillé du stupre de l’un et du sang de l’autre, avant de se rendre au temple habillé en femme. Là, avec une statuette, il assommait les prêtres ou bien leur tranchait les membres. Puis il se rendait dans l’amphithéâtre et révélait sa force démesurée en transperçant avec un épieu le cuir d’un éléphant ou en perçant
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